L'oeil était dans la tombe et regardait Anwar
Comment décrire avec précision le malaise que fait ressentir ce film ?
En fait, ça ressemble un peu à C'est arrivé près de chez vous, mais en vrai... Comme Benoît Poolevorde, les meurtriers de masse parlent avec nonchalance leurs massacres tout en menant leurs petites vies banales, en nourrissant des canards, en jouant au golf, en dansant le chacha, en montrant leur magnifique collection de dauphins et de fées en cristal moche.
Pendant toute la durée de ce (long) docu, des dizaines d'acteurs du génocide anticommuniste (500 000 à 1 500 000 morts) se succèdent à l'écran sans le moindre remord apparent. Ils évoquent avec une franchise, une honnêteté et un souci du détail déconcertants leurs ingénieuses méthodes d'assassinat, les persécutions qu'ils ont fait subir à des villages entiers, la traque des Chinois supposés communistes, les manipulations des journaux pour attiser la haine.
En fait, on dirait qu'ils n'en ont absolument rien à foutre ! Aujourd'hui, ces meurtriers impunis se sont fait des trous confortables dans la société indonésienne, et vont même jusqu'à se vanter de corrompre les électeurs ou de racketer les Chinois sur les marchés. Quand on voit comme il est parfois dur pour le localier de PQR d'extraire des informations banales du président d'un club de boulistes, on se demande par quel miracle Joshua Oppenheimer a réussi à recueillir tous ces hallucinants témoignages...
C'est qu'en Europe, on est habitués aux néonazis niant la Shoah ou aux nationalistes Turcs accusant les Arméniens de trafiquer l'Histoire. Du coup, on est médusé de constater que l'atroce génocide indonésien est une fierté là-bas, que les gangsters ayant participé aux massacres pour l'argent y sont presque vus comme des héros.
Alors dans ce système qui fait tout pour les déculpabiliser, les bourreaux s'amusent. Pour les besoins du documentaire, ils se mettent dans la peau de leurs acteurs américains favoris. Ceux qui, par leurs films, leur ont donné tant d'idées de méthodes d'exécution.
Pendant presque trois heures, on voit Anwar (la "star" du film) et ses amis meurtriers rejouer devant la caméra leurs séances de tortures, façon western ou film de mafieux. Pour de faux, avec des effets spéciaux. L'instant d'après, ils revoient les scènes sur un vieil écran Sanyo, en souriant, en blaguant.
Et pourtant, on sent une gène derrière ces rires de bourreaux. Au milieu du documentaire, un acteur jouant une victime jette un froid : il révèle que son beau-père a été assassiné presque sous ses yeux. Il suggère d'intégrer cette scène dans le film, tout en feignant d'en rigoler, mais les génocidaires, embarrassés, rejettent l'idée. Lorsque la caméra principale se met à tourner, pour une répétition de la scène, les deux camps des années 60 semblent s'être reconstitués pour de vrai. Le beau-fils du mort ne ressemble plus à un acteur. Son regard est inquiet, sa respiration difficile, on sent qu'il ne joue plus vraiment.
A mesure que le film avance, de reconstitution en reconstitution, les génocidaires sentent de plus en plus le besoin de discuter. Ils philosophent sur leur culpabilité, se sentent de plus en plus obligés de se justifier, ont manifestement besoin de fournir de nouveaux efforts pour se voiler la face.
Et puis vers la fin, lors d'une énième reconstitution de meurtre, c'est Anwar qui se retrouve dans le rôle de victime. On lui hurle dessus, on simule les tortures qu'il a lui-même fait subir. C'est pour de faux, mais le vieil homme n'arrive pas à terminer la scène.
C'est là l'aboutissement de ce documentaire impressionnant, dont chaque plan est comme une vague. Une vague qui s'écrase sur l'esprit de l'assassin et fissure les digues de sa culpabilité. En revoyant cette séance de fausse torture avec ses petits enfants, les protections d'Anwar se brisent finalement en mille morceaux. Le malaise envahit son esprit, ses yeux s'embuent, comme s'il prenait tout juste la mesure de ses crimes.
"Pour la première fois, j'ai ressenti ce qu'ont ressenti mes victimes", se confie-t-il au réalisateur.
Impassible, celui-ci nie : "En fait, ce qu'ils ont ressenti est bien pire. Eux savaient qu'ils allaient mourir."
Les derniers longs plans, où on le voit gerber et marcher comme un zombie m'ont fait penser à la fin du poème de Victor Hugo, celui où Caïn est pourchassé par un oeil jusque dans sa tombe. C'est sordide, mais c'est beau.
PS : Attention, ce film est très long, très lent, voire chiant par moments. L'expérience est intéressante, mais en tirer les fruits se mérite. Et surtout, comme le soulignent certaines critiques, il est conseillé de se renseigner d'abord sur le génocide dont parle le film. Parce que beaucoup d'allusions, de références historiques qui paraissent évidents aux protagonistes ne sont pas du tout contextualisées et peuvent nous perdre.