D'aussi loin que je me souvienne, je n'avais jamais vu une telle publicité pour un film du cinéaste taïwanais Hou Hsiao-hsien. Or, cette publicité faite autour de la sortie de The Assassin a quelque chose de gênant : par son affiche, par sa bande annonce (qui reprend les images des deux ou trois seules scènes de combat du film), par la façon qu'est présenté le film, il semblerait que l'on veuille assimiler The Assassin à un de ces films de sabres (wu xian pian) qui ont connu de grands succès publics, depuis Tigres et Dragons jusqu'aux Poignards volants. Ce serait très mal connaître Monsieur Hou (dit comme cela, ça ressemble au parrain d'une triade) que de le confondre avec Zhang Yimou ou Ang Lee. Une telle publicité ne peut qu'entraîner des déceptions.
Car si The Assassin s'inspire, sans conteste, de ce genre cinématographique, c'est pour pouvoir s'en détacher et en faire une œuvre toute personnelle marquée du sceau de son cinéaste. Et quand on connaît un peu le cinéma de Hou Hsiao-hsien, le minimum que l'on puisse dire, c'est qu'il n'est pas un spécialiste des films d'action ! Comme tous les films du réalisateur (peut-être même encore plus), The Assassin est d'abord et avant tout un film contemplatif, extrêmement lent, aux plans composés comme des tableaux, avec une science impressionnante du cadrage, des couleurs, de la composition, etc. Et il faut bien le dire et le marteler : ce film est d'une splendeur visuelle rare. Et la lenteur toute contemplative de ses plans instaure un côté poétique très marqué à l'ensemble du film, comme une sérénité contrastant avec les enjeux politiques et humains qui animent les personnages.
Car nous sommes en plein bouillonnement. Bouillonnement politique d'abord, pour la province de Weibo qui cherche à gagner en autonomie par rapport au pouvoir central de la cour impériale. Comment faire, alors que les troupes impériales avancent vers les frontières ? Faut-il attaquer franchement, au risque d'être écrasé ? Faut-il adoucir les positions, arrondir les angles, au risque de ne pas obtenir ce que l'on veut vraiment ? Les mandarins s'activent autour du gouverneur Tian Jian...
Tian Jian qui est doublement au cœur de la tourmente, puisqu'il n'y a pas que les mandarins qui tournent autour de lui. Il y a aussi Yinniang, sa cousine, son ancienne fiancée, qui a été confiée à une nonne bien des années plus tôt. Un couple qui a été sacrifié sur l'autel de la raison politique. or, Yinniang est de retour, et la nonne ne lui a pas appris que des prières ! Elle est devenue une meurtrière, assassinant sur commande, maîtrisant absolument l'art du sabre. Et elle revient tuer son cousin.
Yinniang (Shu Qi, que Hou avait déjà dirigée dans le superbe Millenium Mambo, qui reste mon film préféré du cinéaste) affiche constamment un masque marmoréen, belle et froide comme une statue. Même si cette froideur n'est sûrement qu'apparente, cela crée une distance en elle et le reste du monde, mais aussi entre elle et le spectateur, empêchant l'identification et l'empathie.
C'est un peu là le principe directeur de l'ensemble du film. Ses extraordinaires qualités esthétiques instaurent une distance entre nous et ce qui se passe. Non que l'on s'en fiche, mais on suit tout ce qui arrive comme dans un état second, emporté par le rythme hypnotique.
D'ailleurs, les multiples personnages, les imbrications, les ressemblances, tout cela ne facilité pas l'implication des spectateurs. J'avoue ne pas avoir tout compris, et ça n'a pas grande importance.
Les qualités esthétiques ne sont d'ailleurs pas les seules du film. Hou Hsiao-hsien compose son film comme un mélange de diverses pratiques artistiques : peinture, musique, poésie, chorégraphie, et même mysticisme.
La sérénité du spectateur provient non seulement de la lenteur poétique du film, mais aussi du lien entre l'action et la nature. Hou filme les montagnes, les arbres et les paysages (avec un génie qu'un Malick n'atteindra jamais) et leur donne un sens mystique qui confère à l'ensemble une dimension cosmique. Yinniang, fille de la forêt (on apprend qu'à la rupture de ses fiançailles, elle est partie vivre dans la forêt et, au début, lorsqu'elle commet son premier crime, elle se cache parmi les arbres, comme si elle en tirait sa force), obtient ainsi un aspect quasi surnaturel, comme une sorte d'ange exterminateur, de justicier divin.
Le thème de la rupture est présent dans tout le film. Rupture entre Weibo et la cour impériale. Rupture des fiançailles, puis rupture de Yinniang avec sa famille.
Et rupture de Hou avec un genre ? Oui et non. Comme si le réalisateur essayait d'en remplir le cahier des charges tout en s'en détachant complètement. Certes, par sa lenteur, The Assassin ne peut pas être classé parmi les films de sabre traditionnels. Il y a bien quelques scènes d'action (parfaitement maîtrisées, comme l'ensemble), mais elles sont filmées de façon très différentes de ce que l'on peut trouver dans les autres films du genre.
L'ensemble donne un très beau film, une splendeur visuelle de chaque instant, à condition de ne pas s'y tromper.