"C'est l'homme moderne, et le condamner, c'est vous placer vous-même la corde au cou".

The Barber, l'homme qui n'était pas là des Frères Coen est résolument l'un des meilleurs films de notre civilisation, et au demeurant l'un de mes films préférés. Dans la cinématographie des frères Coen, cette oeuvre est à mon sens celle qui doit être placée au plus haut, et décrétée comme telle. Toute notre métaphysique contemporaine est illustrée et symbolisée, dans une pertinence formidable et avec un talent incroyable. Il raconte l'histoire d'Ed Crane, un modeste coiffeur de Santa Rosa, employé par son beau-frère, et marié à Doris, une comptable. Cette dernière le trompe avec son employeur, sans que cela ne contrarie beaucoup notre protagoniste. En même temps, un sombre arnaqueur propose à Ed une supposée affaire en or, nécessitant pour ce faire la rondelette somme de 10 000 dollars. Il n'en fallait pas plus pour Ed pour qu'il fasse chanter l'amant de son épouse afin d'obtenir cette somme avec succès, en le menaçant de révéler cet adultère à lui-même, ce qui relève tout de même d'une audace particulière. Comme souvent avec les frères Coen, les choses vont dégénérer dans une absurdité étonnante vers un chaos innommable. Cependant, cette fois ci, le film va plus loin, notamment dans sa portée philosophique : il est plus profond et moins superficiel. Le film est une sorte de manifeste sur la condition de l'homme moderne, alternant entre la critique du nihilisme, de la société capitaliste américaine, des rapports humains et finalement surtout sur le fait que l'on soit peu de chose. Ed Crane non seulement n'est pas là, dans notre monde, dans nos conventions, dans notre civilisation, mais en plus il ne comprend rien de ce qui se produit autour de lui. Pendant que tout s'effondre, pendant que toute sa vie s'évanouit dans une situation ubuesque et destructrice, pendant qu'on lui annonce les pires nouvelles, Ed Crane reste impassible, le visage de celui qui ne ressent rien, ne voit rien, et même, n'est rien. Chacune de ces paroles sont des bijoux de clairvoyance sur la nature de notre existence. Personne ne peut oublier certaines de ses belles répliques, notamment celle ci : J'espère pouvoir lui dire des mots que je ne trouve pas ici. C'est un chef d'oeuvre.


Le film est en noir et blanc, comme pour faire une critique du manichéisme, et montrer que tout doit être en nuance. La qualité du film permet paradoxalement d'en discerner les moindres contours, les moindres sueurs et les moindres expressions du visage, comme si finalement, au fond, la réalité n'existait pas, comme une ombre sur la caverne. En fait, les deux concepts clés pour comprendre le film sont le principe de l'incertitude, connu notamment en physique quantique, énonçant la règle selon laquelle l'observation d'une réalité scientifique n'est pas fiable, car l'observation en elle-même fait entrer dans l'équation une nouvelle donnée, si bien qu'on ne peut jamais vraiment connaître la réalité. Pire encore, plus l'on regarde quelque chose, plus l'on ne connaît pas cette chose, remettant en cause le matérialisme démocritien. Le deuxième élément clef est la condition de l'homme moderne contenu dans la plaidoirie de l'avocat. Ces deux concepts jettent un trouble sur le film et justifient alors les dialogues les plus absurdes, le graphisme du film et également ces nombreuses intermèdes irrationnelles tels que les rapports aux OVNIS ou autre. Certaines répliques sont très critiques à l'égard de la société : celle sur les grands halls de banque, sur le fonctionnement de la justice ou du couple. Finalement, tout ce qu'entreprend le personnage principal (même avec Birdie), brillamment interprété par Thornton est voué à l'échec et toute son existence ne mène qu'à une seule chose : la mort. Il est un être faible, transparent, sans odeur (dédicace au Parfum), sans grande virilité, tuant avec une arme de femme, un homme dont on ne se souvient jamais, ni du nom ni du visage. Pourtant, il semble savoir, avoir compris quelque chose que les autres ne comprennent pas, comme une porte de sortie : peut-être le nihilisme. Finalement, et si l'homme qui n'était pas là, qui ne comprenait rien, avait tout compris ? Sur le fond de Beethoven, l'homme qui a composé sans entendre, Ed Crane semble déambuler dans le monde sans n'être qu'un fantôme surréaliste, ayant trouvé dans sa consistance ectoplasmique une obscure raison d'être : celle de ne pas être.

PaulStaes
10
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Les meilleurs films des frères Coen et Les films de ma vie

Créée

le 21 mai 2018

Critique lue 202 fois

1 j'aime

Paul Staes

Écrit par

Critique lue 202 fois

1

D'autres avis sur The Barber - L'Homme qui n'était pas là

The Barber - L'Homme qui n'était pas là
Electron
9

Les frères Coen et les films noirs, une longue histoire d’amour.

Ed Crane (Billy Bob Thornton, peu vu par ailleurs, mais comme s’il était fait pour ce rôle) est coiffeur dans une bourgade californienne où tout semble plus ou moins figé. Il a la cinquantaine, les...

le 24 sept. 2012

52 j'aime

16

Du même critique

Monstre : L'histoire de Jeffrey Dahmer
PaulStaes
9

Peut-on pardonner à Jeffrey Dahmer ?

L'une des questions philosophiques les plus profondes évoquées par cette nouvelle excellente série de Ryan Murphy (c'est assez rare pour être noté) rappelle d'une certaine façon à mon esprit pourtant...

le 6 juin 2023

26 j'aime

13

La Tresse
PaulStaes
3

Niaiseries, caricatures et banalités.

Laetitia Colombiani a écrit un livre de magasines féminins bas de gamme, qui ferait presque rougir Amélie Nothomb ou Marc Lévy par sa médiocrité. Pourtant, l'envie était très forte : une publicité...

le 2 juil. 2017

24 j'aime

10

Orgueil et Préjugés
PaulStaes
5

Les aventures niaises et mièvres des petites aristocrates anglaises

Âpre lecteur de classiques en tout genre, admirateur absolu de tous les stylistes et grands romanciers des temps perdus, je m'attaquai à Orgueil et Préjugés avec l'espérance d'un nouveau coup de...

le 21 sept. 2022

17 j'aime

11