The Blade
7.3
The Blade

Film de Tsui Hark (1995)

Face à l’inébranlable mouvement du monde et sa tendance exponentielle à l’entropie, au bordel, que peut un cinéaste armé de ses seules caméras ? Dans The Blade, la réponse que formule Tsui Hark - sans par ailleurs jamais prétendre le faire - est d’autant plus digne d’intérêt qu’elle a l’intelligence de ne pas passer par un beau discours bien policé, objet de scepticisme pour l’auteur de La Bataille de la montagne du Tigre, mais par la pure forme et son rapport à l’action la plus brute. Cette forme que, lors d’un tournage ayant semble-t-il été un véritable enfer sur terre, il aura arrachée de haute lutte à son équipe de tournage ainsi qu’au éléments, tour à tour suffocants, diluviens ou tonitruants, dans la tourmente desquels il aura forgé une grammaire cinématographique bien particulière.


Depuis aussi longtemps que le cinéma existe, existe avec lui, comme corollaire à son dispositif de projection d’images fixes simulant par leur défilement les mouvements des corps et l’écoulement du temps, un certain rapport au réel. Un rapport tronqué en fait, ou du moins facilement trompeur, car finissant presque immanquablement, dans l’obscurité d’une salle obscur ou par la simple puissance d’hypnose d’une mise en scène particulièrement immersive, par nous faire oublier qu’il est médiatisé. De quoi suspendre notre incrédulité et, dans la foulée, nous faire avaler cette sornette selon laquelle un cinéaste reproduirait telle quelle notre réalité. Et que l’écran, animé par de savants jeux d’ombres et de lumières, ne serait pas une suite de photogrammes représentant une vision subjective du monde mais - abaracadabra !!! - le monde lui-même. Ainsi ce séduisant mage noir qu’est le cinéma peut-il prétendre aux yeux de tous détenir cet unique pouvoir : celui de circonscrire dans sa petite lucarne le flux tous azimuts des évènements faisant l’Histoire. Et dans le même mouvement, de canaliser son indomptable énergie en une linéaire chaîne de narration lui donnant artificiellement un commencement et une fin, en deux mots : un sens et un but. Lesquels, dictés par tel ou tel système de pensée (marxiste-léniniste, « onirico-américain », « djihado-apocalyptique » …), pourrait dire aux masses : « ainsi va le monde », vers la révolution universelle, l’accès au bonheur pour tous ou à son inévitable destruction suivie de sa refondation purgée de ses péchés.


Or, c’est justement là que, dans The Blade, cette formidable machine à falsifier la réalité se grippe, laissant son réalisateur tout à sa joie de bousiller tel un greemlin sa chaîne de contrefaçon. Non pas que l’histoire que nous raconte ici Tsui Hark ne draine pas lui aussi certaines idées ayant inévitablement tendance à simplifier les choses de la vie en quelques phrases et une poignée d’images, comme par exemple celles que portent la voix off et le regard de Siu Ling (cf. sa découverte de l’infernal mécanisme des cycles de vendettas et la perte d’innocence qui va avec). Mais encore une fois, le cinéma de Tsui Hark, au-delà du blabla et de quelques visions sensées sortir de la tête d’une rêveuse perdue au milieu d’un univers ultra-testostéroné, est dans sa syntaxe et sa narration, toutes deux purement visuelles. Toutes deux n’acquérant tout leur sens et ne développant leur pleine puissance que dans le feu sacré de l’action. Et à regarder ce que celle-ci raconte, ou plutôt : à voir « comment » elle raconte ce qu’elle raconte, on en viendrait presque à se demander si un jour de 1994-95, le cinéaste, jamais à cours d’expérimentations, ne se serait pas mis en tête de donner à l’art de la mise en scène un équivalent de ce qu’est la technique de l’homme ivre au kung-fu. Parce qu’ici, le fait est que bien peu de choses, à l’intérieur du cadre ou dans les à-côtés qu’il suggère, ne reste stable bien longtemps. Au contraire, tout finit toujours par s’agiter et se voler dans les plumes les uns des autres, brigands comme bouddhistes, « gentils » comme « méchants ». Et les opérateurs, exceptés quelques éclairs de génie les frappant de-ci de-là (ceux que l’on retrouve habituellement chez les documentaristes ayant le nez pour être au bon endroit au bon moment), de paraître presque aussi souvent à la traîne : soit parce que leur champ de vision se verrait à moitié obstrué au premier plan, soit parce qu’ils feindraient de ne pouvoir tenir plus d’une ou deux secondes dans leur cadre l’épicentre des séismes se déployant devant eux.


En conséquence de quoi, notre cerveau se voit régulièrement contraint à une drôle de gymnastique. La gymnastique qui consisterait, à chaque fois que l’action, telle une tornade, s’emballe et déborde ainsi des limites sensées la contenir bien sagement, à reconstituer mentalement ses causes invisibles (parce qu’ayant éclaté hors champ ou de façon illisibles) à partir de leurs effets visibles (ceux propulsés tels des débris dans le champ ou bien s’y résumant à quelques effets de filages confinant à l’abstraction). Façon pour Tsui Hark, indécrottable formaliste du chaos, d’exploser la chaîne narrative mentionnée plus haut, celle-là même qui faisait jusqu’alors le cinéma d’action. Et celle, aussi que le spectateur de The Blade doit alors reconstituer dans sa tête, pour redonner par ses propres moyens un peu de sens à ce qui s’agite sous ses yeux. Comme s’il n’était plus confortablement installé dans son fauteuil, mais face à l’évènement en direct, comme bombardé vidéaste en zone de guerre ! Situation dans laquelle il s’agirait alors de « faire cogiter son regard » dans le temps et l’espace, histoire de mesurer la bonne distance et l’adapter en permanence : assez proche pour se faire une idée relativement précise de la scène à tel moment, assez éloignée pour ne pas risquer de finir en dommage collatéral l’instant suivant. Autrement dit, dans tous ces moments-limites que les deleuziens qualifieront peut-être d’ « image-action » en crise (de nerf), ces moments où sa mise en scène semble dévisser et perdre de cette maîtrise du monde que d’autres (en un sens bien plus fous que lui) prétendent avoir, Tsui Hark, d’une certaine façon, amènerait le spectateur, qu’il en soit conscient ou non, à ne plus passivement se laisser diriger (et abuser) par un regard préfabriqué, mais au contraire à construire le sien propre, et ainsi à exercer son propre jugement. Et tout ceci, précisons-le, en l’espace d’à peine quelques secondes, à raison d’une scène d’action tous les quarts d’heure dans le flot interrompu d’un maelström de barbarie primitive et de fureur guerrière.


Autant dire que le façonneur de ces « images-critiques », pas plus que les corps au bord de l’évanouissement de ses artistes martiaux, ne ménage nos yeux. Ceux-ci étant sans cesse assaillis de nouvelles décharges visuelles, à grand renfort de dutch angle, plans surexposés, fondus enchaînés, contre-plongées, arrêts sur images et nombres de pures inventions formelles dont l’auteur de ces lignes ignore jusqu’au nom. Aussi, à la plasticité cérébrale dont il nous demande de faire preuve - expérience aussi épuisante que stimulante ! -, répond la capacité d’adaptation que le réalisateur aura exiger de ses acteurs, cascadeurs, cadreurs, directeurs photo, normes de sécurité… bref, de tout ce qui, lors du processus de mise en image d’un film, participe d‘ordinaire à la mise en ordre d’un récit fluide et facile à suivre pour tous. Ce qui n’est évidemment pas le cas ici, tant le récit s'y met en (dés)ordre à un rythme si effréné qu’il paraît bien difficile de l’assimiler d’une seule traite. Et pour cause, il en va ici de même de l’écriture, brute et soucieuse de tailler dans le gras pour aller à l’essentiel, que du découpage, au rythme semblant par moment être calqué sur le tempo d’abattement des lames, ou encore plus globalement de la mise en scène pure. Une mise en scène qui, à alterner de la sorte l’iconique léonien et l’attraction einsensteinienne, à hybrider le cinéma-vérité avec un sens graphiques digne d’un magaka, ou encore à régulièrement sabrer la poétique de sa narratrice par de tranchantes saillies façon chambara, débouche finalement sur un régime d’images en perpétuelle mutation, et donc insaisissable parce que violemment instable, à l’image du sabreur manchot lorsqu’il passe en mode Tazz.


Dès lors, si The Blade réactive bien le plus fameux personnage du cinéma de Hong Kong (celui inventé par la sanglante trilogie de Chang Cheh (1)), ce n’est en fait que pour mieux lui faire subir un traitement de choc, comme d’ailleurs au genre auquel il appartient. Parfaitement digéré et dégraissé jusqu’à l’os, accusant une perte sèche en charisme fort heureusement compensée par un sérieux gain en efficacité martiale, et enfin saupoudré de quelques motifs siegfridien (un forgeron pour père adoptif), christique (le martyr pour destin), arthurien (une épée légendaire pour héritage) et même d’une touche de super-héroïsme (le temps d’un sauvetage masqué), le mythe se réincarne donc pour faire peau neuve entre les audacieuses mains de l’homme qui réalisa autrefois l’improbable Zu, les guerriers de la montagne magique (première relance pour le moins « échevelée » du wu xia pian par Tsui Hark). Mais alors, quel est l’ordre de bataille, cette fois-ci ? Premièrement : évacuer les épanchements sentimentaux entre frères d’armes - on n’est pas chez John Woo ! Deuxièmement : couper tous les câbles de voltiges plus ou moins invisibles et virez les trampolines et leurs effets « boing ». Et troisièmement enfin : faire place nette pour laisser libre cours la furie des corps combattant dans la poussière, la sueur, le sang et à vitesse réelle. Parce qu’on n’est pas non plus chez King Hu et ses virtuoses chorégraphies aériennes inspirées de l’opéra chinois (celles que reprendront plus tard Ang Lee et Zhang Yimou). Et aussi, parce que c’est un âge de fer et de chair qu’il s’agit là d’inventer, et de toute pièce qui plus est (bravo au production designer !). De là, réimplanté dans un univers sans véritables repères spatio-temporels, ground zero du wu xia pian et point aveugle dans l’Histoire - tout au plus devine-t-on que nous sommes au Moyen-Age quelque part au carrefour de l’orient et de l’occident -, le très posé récit de rédemption qu’était Un seul bras les tua tous se transforme-t-il en une sauvage histoire de la violence. Celle qui s’auto-engendre par l’action du sabre pénétrant le corps, comme s’il y avait à l’origine de The Blade cette scène de La Rage du Tigre où la caméra saisit, sabre après sabres, le trajet de la mort ayant figée ensemble trois guerriers s’étant entretués. D’où le principe qui semble régir ici la narration : sorte d’effets boule de neige que l’on dirait mû par la collision de multiples récits secondaires gravitant autour et renforçant la course folle du principal, celui de Ding On, le forgeron devenu toupie.


Car, en effet, loin d’être conduit par le psychologisme dialogué (ici plutôt chorégraphié et vrillé de l’intérieur vers l’extérieur), ou par un quelconque sous-texte homosexuel (ça c’était pour La Rage du Tigre), le récit est ici tout entier livré à l’empire du « champ de l’emprise ». Mais quel est-il, ce mystérieux champ sur lequel revient régulièrement la narratrice ? Celui dont les ondes semblent émaner du corps des un(e)s et magnétiser celui des autres, le regard enflammé par le désir, ou bien aveuglé par la haine et la jalousie ? Ce champ, en vérité, ce sont les seules images qui nous le disent, est pareil à ce morceau de viande sanguinolente qui nous est donné à voir en ouverture du film : une force de notre nature irrémédiablement animale, et à la puissance d’attraction si irrépressible qu’elle serait capable, lorsqu’elle soumet notre intellect à nos primo-instincts, de transformer n’importe le- ou laquelle d’entre nous en chiens errant assoiffés de sexe, de sang et de violence. Une violence qui se refermerait alors sur nos sociétés comme une mâchoire d’acier, et trancherait encore et encore jusqu’à satiété ou épuisement. Or en fait, elle est là, la source primordiale de tout ce bordel ambiant : dans cette sorte de champ magnétique aux innombrables pôles égoïstes et chacun vecteur de sa part d’anarchie. Raison irraisonnable pour laquelle, tout entier inféodé aux élans pulsionnels de ses protagonistes, The Blade ne peut être régi que par ce mode de storytelling rebondissant de conflagrations en conflagrations, de tempêtes de sabres en tempêtes de sabres. Et certaines d’entre elles relayées par d’authentiques déchaînements cosmiques - à croire que les divinités des cieux seraient agitées par les mêmes tourments... C’est dire comme tout cela, somme de mouvements successivement centripètes (attraction) et centrifuges (explosion), mais jamais ascensionnels à l’opposé du spirituel A touch of Zen, nous éloigne de quelques notions d’éveil bouddhique, d’harmonie confucéenne ou bien encore de pardon chrétien.


Parce qu’en fin de compte, le cinéma de Tsui Hark, aussi sage que ces images, ne prétend pas plus embellir que capturer ou reproduire fidèlement notre réalité. Son usage immodéré des filtres, lumières ostensiblement artificielles ou plus récemment de très vilains et très bas de gammes CGIs en étant les preuves les plus éclatantes. Et s’il filme ici « la mort au travail », ce n’est pas vraiment de la façon dont les plus lettrés de nos chers critiques français aiment à le répéter lorsqu’ils n’ont rien à dire sur un film où rien ne se passe.


Non. Car, au-delà du devoir d’entertainment - office parfaitement rempli, on l’aura bien compris -, ce cinéma-là aurait plutôt pour stratégie, à la manière d’un miroir déformant, de réfléchir et rediriger dans nos yeux une infime parcelle de la folie qui, derrière les façades de ses différentes civilisations, bouillonne en l’Homme et parait partout et de tout temps avoir présidé à la marche de son Histoire. Idée quasi kubrickienne, reconnaissons-le, et façon de faire qui trouverait sa parfaite métaphore dans une scène particulièrement remarquable.


Une scène où, au croisement de la naïveté (celle de l’image) et de la clairvoyance (celle du commentaire déposé dessus par l’expérience du temps), Siu Ling, observant la réflexion du soleil sur quelques lames suspendues devant elle, s’émerveillerait de cet « effet irréel » produit par la projection sur la poussière ambiante d’une lumière à la blancheur toute spectrale et mortelle. Soit le champ de l’emprise enfin révélé dans toute son ambivalence. Ou l’art de (presque) tout résumer en une seule et polysémique image parfaitement consciente de sa nature.



  1. Avec pour probable source d’inspiration l’un des personnages « infirmes » du cinéma japonais (Tange Sanzen le ronin borgne et manchot, Zatoïchi le masseur aveugle…), Chang Cheh met pour la première fois en scène les aventures du sabreur manchot dans Un seul bras les tua tous (1967). Jimmy Wang Yu y interprète Fang Kang, fils adoptif d’un grand maître dont le double trauma initial consiste en la mort de son père de sang (assassiné dans son enfance) et une virilité mise à mal par celle qui l’aime en secret, ancêtre malveillante de Siu Ling ici.


Un an plus tard, le réalisateur remet le couvert avec le même acteur dans Le Bras de la vengeance, suite directe d’Un seul bras les tua tous où Fang Kang, rangé des armes en compagnie de la gentille paysanne qui l’aura gentiment retapée, doit finalement les reprendre pour évent(r)er le sournois complot d’une école de kung-fu et ses huit maîtres visant à éliminer toutes les autres.


Enfin, en 1971, sort La Rage du Tigre, troisième film sur le personnage où Chang Cheh le réinvente en lui donnant un nouveau nom (Lei Li), un nouvel interprète (David Chiang), un nouveau trauma initial (un acte d’automutilation et une vie d’humiliation suite à une parole trop vite donnée) et une nouvelle intrigue (un amant massacré à venger) de laquelle la femme est cette fois… disons gentiment mise de côté (cf. la fameuse scène de la manche vide…).

Toshiro
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le 1 oct. 2016

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