Lame damnée .
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le 24 juil. 2013
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En 1980 sortait « L’enfer des Armes », brûlot antisystème plein de rage et de fureur qui révélait aux yeux d’une certaine presse le talent et la fougue d’un jeune cinéaste ambitieux, qui envisageait bien avec ses collègues, parmi lesquels comptaient Ann Hui et Patrick Tam, de donner un coup de polish à une industrie locale en mal d’innovation. Sans surprise, conséquence de sa radicalité, le film se planta au box-office et constituait alors le troisième bide consécutif pour son auteur. Les moyens manquant, une seule option se présentait alors à lui s’il souhaitait continuer à monter des projets d’envergure, se laisser embarquer dans le système des studios, calmer ses ardeurs et faire du genre. C’est ainsi qu’à l’avenir, tous ses films viseraient un public large. Après avoir une première fois bousculé le système de production hongkongais avec le douteux mais fort ambitieux « Zu : les Guerriers de la Montagne Magique », Tsui Hark relance un genre en désuétude, le wu xia pian, avec une série de films, la trilogie « Swordsman », qui initie une nouvelle vague de films de sabres pour les cinq années à venir. Et si l’audace et l’envie d’inventer n’ont jamais quitté le cinéma de son auteur, on était en droit de se demander s’il reviendrait un jour à une forme de spectacle moins acceptable pour le grand public, à une violence plus directe, plus frontale. Début 90’s, la date fatidique de la rétrocession approche à grands pas, les auteurs de Hong Kong profitent de leurs derniers instants d’indépendance pour mettre en scène les projets de les plus fous, les plus personnels et aussi les plus extrêmes. C’est ainsi que John Woo se retrouve à la réalisation d’ « Une Balle dans la Tête », Wong Kar-Wai « Les Cendres du Temps », Sammo Hung « Blade of Fury » et j’en passe. De son côté, Tsui Hark carbure et tourne film majeur sur film majeur, discute sa culture, ses héros, ses légendes, travaille toujours plus en profondeur ses réflexions sur les genres qu’il étudie, via ses productions ou ses réalisations. Tout cela conduit à la mise en chantier de son œuvre terminale, le film qui scellera définitivement l’histoire du wu xia pian avant sa résurrection contestée en 2000 accomplie par le taïwano-américain « Tigre et Dragon ».
Tsui Hark semble avoir pensé « The Blade » à partir de deux grands axes : le regard et l’équilibre.
Le regard d’abord, trivialement illustré par Siu Ling, voyeuse, cachée dans sa chambre à contempler derrière les murs les beaux hommes de la forge de son père travailler le fer. Ou cet enfant terré dans une cachette souterraine qui jette un œil indiscret aux exploits de son nouveau compagnon d’infortune. On peut étendre l’idée à Tête d’Acier, qui observe de loin des brigands abuser de cette prostituée qui le fascine. Les exemples se comptent par dizaines, mais plus généralement, c’est l’idée du point de vue qui obsède Tsui Hark. Quel regard porter sur ce monde ? Quel est ce monde ? Comment fonctionne-t-il ? Comment s’est-il construit ? Dès lors, c’est l’héritage entier du genre revisité qui entre en jeu, et rien de tel alors que de revenir aux sources. « Un seul bras les tua tous » de Chang Cheh, premier grand pilier de l’histoire du wu xia pian avec « L’Hirondelle d’Or » de King Hu, constitue le matériau d’adaptation de « The Blade ». Il relate l’histoire de Fang Gang, élevé à la mort héroïque de son père par un maître en arts martiaux, qui aimerait en faire son successeur à la tête de son école. Jaloux, ses condisciples s’en prennent à lui, et suite à une violente querelle, la fille du maître lui tranche le bras. Fang Gang s’enfuit et est recueilli par une paysanne avec qui il va tenter de redémarrer une nouvelle vie.
Quels sont les changements notables ? L’école devient une manufacture d'armes, le héros se fait trancher le bras, non plus par sa condisciple, mais par des brigands, il n’est plus recueilli par une jeune femme solitaire mais par un enfant en bas âge. C’est la vision d’un monde chaotique, où le régime de vie strict des écoles d’arts martiaux n’a plus sa place, où les hommes nobles et respectables sont lapidés à coups de pierre, où l’ordre n’existe plus, où plus aucune hiérarchie sociale n’est respectée, où même des enfants peuvent se retrouver seuls à s’occuper d’une ferme isolée du reste du monde. L’ouverture qui montre un piège à loup se refermer sur la gueule d’un chien sous les rires ininterrompus d’une bande de voyous n’est pas sans rappeler une autre, celle de « La Horde Sauvage », qui comme « The Blade » clôturait l’histoire d’un genre en réécrivant ses règles pour mieux mettre en lumière la dégénérescence d’un monde, la disparition de ses valeurs essentielles. Les valeurs chevaleresques semblent avoir disparu de ce monde-là et pourraient se rapporter à l’univers désenchanté et empreint de cynisme de Chu Yuan. Que s’est-il donc passé ? Tsui Hark nous donne quelques points de repère, parmi lesquels un crucifix vendu dans un petit marché dont Ding On et Tête d’Acier disent connaître la possible origine occidentale. Les frontières entre le monde réel et celui du wu xia pian sont alors brouillées, le monde de « The Blade », c’est le nôtre qui, à un moment donné de son histoire, a pris un nouveau chemin et a tout perdu, a sombré dans l’anarchie et le chaos. On dit des moines, figures d’autorité par excellence, qu’ils sont invincibles, un piège à loup en vient à bout. On dit des grands sabreurs qu’ils sont doués de pouvoirs magiques, mais en vérité, le plus grand d'entre tous, Fei Lung, ne « vole » qu’en se balançant au bout d’une corde, comme Ombre Verte voltigeait à l’aide de câbles dans « Butterfly Murders », premier film et premier wu xia pian de Tsui Hark, œuvre qui portait déjà sur les faux semblants, les apparences et la transmission des mythes, des mensonges par voie orale. Siu Ling se berce d’illusions, rêve d’un beau combat romantique entre les deux hommes qu’elle aime, s’imagine le monde depuis la forge tranquille de son père, depuis le prisme du wu xia pian traditionnel. L’intérêt pour Tsui Hark de narrer son histoire à travers le point de vue en voix off de cette jeune femme au rôle a priori secondaire consiste donc à faire taire ses suppositions, les fausses idées qu’elle se fait du monde dans lequel elle vit, et ainsi la mettre dans la même situation que le spectateur expérimenté. Elle ne tranche plus le bras du héros, elle le regarde impuissante, tétanisée, se faire dévorer par le monde extérieur qui lui était finalement inconnu. Elle ne fait plus l’action, elle ne la subit pas non plus, elle la constate avec horreur. Tsui Hark l’initie au champ de l’emprise, une force qui régirait ce nouveau monde des arts martiaux, dont le sens lui échappe.
Pour le percer à jour et dans le même temps s’en libérer, il faut d’abord l’éprouver, endurer son pouvoir, puis en tirer les conclusions adéquates. C’est ici qu’entre en jeu la notion d’équilibre qui traverse tout le métrage. Stabiliser l’instable, ordonner le désordre, harmoniser la disharmonie, dompter le chaos… Tsui Hark est passé maître dans l’art de consolider des récits distordus, foutraques, malades, mélanges improbables de genres, amoncellements de personnages et de sous-intrigues à n’en plus finir. « The Blade » se montre particulièrement brillant dans la structure même de son scénario, de par la multiplication des points de vue adoptés, ceux de Siu Ling, Ding On et Tête d’Acier. Chaque arc narratif se succède sans que jamais l’un ou l’autre des personnages ne soit oublié, les actions de chacun se répondent mutuellement, ils découvrent ensemble mais séparément la barbarie et la violence du monde. La hargne et la rage qui habitent le film trouvent toutefois leur contrepoint dans le personnage de Siu Ling qui, si sa foi en des idéaux obsolètes prend un sacré coup, ne manque pas de rappeler à l’ordre l’humanisme si cher à son auteur qu’on aurait pu oublier, ces petites touches poétiques fugaces qui surviennent là où on ne les attend pas, cet amour inébranlable qu’elle voue à Ding On, cette amitié atypique et éphémère qui la lie à la prostituée ou cette douce et précieuse innocence à protéger coûte que coûte. De beaux instants épars qui contrebalancent la fureur ambiante. Une fureur qui se traduit dans le filmage. Ding On perd un bras, Tsui Hark perd son trépied. La révolution que créa « The Blade » dans le paysage international du cinéma d’action est avant tout d’ordre formel. Jamais alors un film d’action n’eût été filmé dans un montage et avec un sens du cadrage aussi anarchiques. À l’aide d’une caméra portée omniprésente, Tsui Hark retrouve l’esprit de ses premières années documentaires et capture son environnement sur le vif. La caméra se ballade où bon lui semble, se faufile entre les différents étals, grimpe sur un toit et en redescend à sa guise, laisse une place prépondérante au hors-champ, ne filme pas toujours nettement les informations supposément essentielles… Elle est incontrôlable, indépendante, s’affranchit des conventions habituelles de couverture scénique. Chaque nouvelle scène semble opérer un nouveau parachèvement de cette démarche, comme ce sublime combat onirique sous la pluie aux dominantes de couleurs rouge et bleu dont le découpage discontinu vient accentuer davantage encore le caractère chimérique. Trouver un nouvel équilibre, une nouvelle technique de combat, là est tout l’enjeu pour le personnage de Ding On, et du metteur en scène en conséquence. Les éléments se déchaînent, feu, terre, air et eau se confondent au sein d’une même séquence pour mieux faire jaillir cette énergie bouillonnante qui alimente le métrage. Plus « The Blade » avance, plus le personnage apprend, plus la mise en scène gagne en cohésion, les roulades de l’opérateur, les hésitations du pointeur laissant place à des mouvements qui suivent relativement gracieusement les gestes des sabreurs, zooms avant et lancers de sabre synchrones, bourrasques et rotations produits par les tourbillons de poussière qu’entraîne le tumulte croissant du combat, ça fracasse, ça saigne, ça part en vrille, tout s’accélère à un point que plus personne ne réalise la teneur de ses blessures. C’est dans un déferlement d’angles impossibles, de coupes improbables et de prouesses chorégraphiques que la démonstration d’une virtuosité sans égale s’achève enfin. Chacun repart de son côté, on se repose, on laisse le temps s’écouler paisiblement…
En renouant avec la fougue de ses premières œuvres au sein d’une production de prime abord restreinte par les contraintes imposées par le cinéma de genre, Tsui Hark parvient de la plus belle des manières à concilier véritable vision radicale d’un cinéaste libre et reprise d’éléments issus d’un imaginaire collectif. Synthèse de tout ce que le genre du wu xia pian a à offrir, aboutissement ultime d’une filmographie d’une richesse rarissime à l’échelle du cinéma populaire hongkongais, « The Blade » est la preuve par A+B qu’une cohabitation entre cinéma dit commercial et cinéma dit d’auteur est possible, du moment que le metteur en scène y trouve dans l’un et l’autre un moyen de libérer une expression personnelle.
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le 7 août 2016
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