« Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre. La terre était informe et vide: il y avait des ténèbres à la surface de l'abîme, et l'esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux. Dieu dit: Que la lumière soit! Et la lumière fut. »


En ouvrant son film par une reformulation de cette citation de la genèse, Tsui Hark affiche d’entrée de jeu ses intentions. Celles d’ignorer le passé, de faire fi des règles et tout réinventer. Il faut dire que la carrière du monsieur, en quelques années fut plutôt mouvementée. La rétrocession de Hongkong à la Chine en 97 entraîne très vite le départ aux États-Unis de nombreux auteurs majeurs, dont John Woo et Tsui Hark donc. Il va s’associer avec la Columbia et signer deux films américains, « Double Team » et « Knock Off », chacun d’eux étant pour ainsi dire, deux gros fiascos, le système des studios américains ne permettant pas au cinéaste d’assouvir ses ambitions esthétiques. Trop expérimental, trop avant-gardiste, ses budgets furent réduits et ses idées, bridées… Bref, l’expérience fut traumatisante et le metteur en scène ne tarde pas à faire ses bagages et repartir à Hongkong. Mais entretemps, de l'eau a coulé sous les ponts, Johnnie To est devenu le roi du film d'action HK, la stylisation fougueuse des images de Wong Kar-Wai fait figure de référence parmi les esthètes et sa peinture moderne d'une jeunesse désabusée en perte de repères influence un nombre conséquent de ses contemporains. Et il y a John Woo, qui a pété le box-office avec "Volte-face" et bien sûr, le succès de "Matrix" qui a ouvert l'occident au cinéma de Hongkong. Pour son grand retour au pays, Tsui compte bien faire savoir qu'il en a toujours sous le capot et pour cela, il va entreprendre une assimilation complète des codes esthétiques et narratifs des films de ses confrères pour mieux les exploser de l'intérieur. Synthétiser et réimaginer à la fois tout un pan du cinéma hongkongais.


Une fois n’est pas coutume, « Time and Tide » se situe de nos jours, et compose une trame plutôt classique, toute droit sortie d’un polar de Johnnie To, où l’on suit les aventures de Tyler, un jeune garde du corps qui tente d’amasser de l’argent afin d’aider la femme qu’il a mis enceinte par accident, et partir à l’étranger une fois cela fait. Mais les choses vont se compliquer quand il va se retrouver mêlé involontairement à une guérilla entre Jack, le beau-fils d’un client de son agence de surveillance et une bande de mercenaires à laquelle Jack a un temps appartenu. S’ensuit une histoire très alambiquée dont il est difficile de saisir tous les tenants et aboutissants au premier visionnage. La raison est que le premier objectif de Tsui Hark en mettant en boîte « Time and Tide » était de tester son public, voir où l’on était capable d’aller avec la narration. En résulte un récit qui, plutôt que de tenir le spectateur par la main comme bon nombre de productions du genre, le jette au beau milieu d’une toile narrative complexe, un chaos frénétique, où s’enchevêtrent flashbacks, montages alternés, changements de lieux et de point de vue dans un maelstrom d’images qui témoignent aussi bien de l’influence du travail de ses confrères qu’elles portent indéniablement la marque de l’inventeur de formes le plus fou du cinéma international. Il y a évidemment du Wong Kar-Wai dans ces ambiances nocturnes de rue au sein d’une jungle urbaine aux lampadaires défectueux, aux néons un peu punk, où la jeunesse se livre à une débauche de chaque instant. Il y a aussi du John Woo, avec ses colombes, ses mexican standoff, ses références christiques, le chevalier des temps modernes qu’incarne le personnage de Wu Bai, un peu de Johnnie To, et même osons, peut-être un soupçon de HHH, la présence furtive de Jack Kao n’étant probablement pas si anodine. Mais sous le regard anarchique et gentiment moqueur de Tsui Hark, tous ces codes, toutes ces règles vont être mises en pièce l’une après l’autre. Par des petits clins d’œil qui font sourire, le double braquage résolu en deux secondes par une balle dans la tête, des ados qui vomissent les excès de leur nuit, une équipe d’agents de surveillance dysfonctionnelle… Mais ce qu’il y a de plus intéressant dans l’approche du réalisateur, c’est cette recherche d’un certain réalisme presque documentaire, une forme particulière de cinéma-vérité qui poursuit les formidables expérimentations lancées sur « The Blade » qui tranche avec cette stylisation ultramoderne de la mise en scène qui redéfinit de fond en comble la grammaire visuelle du cinéma d’action. Le style peut dérouter car il n’est pas exempt parfois d’un certain excès de zèle notamment lorsqu’interviennent des images de synthèse (mais malheureusement, on a moins de moyens à Hongkong qu’aux États-Unis). Cependant, on est sans nul doute devant le film le plus expérimental et le plus sensoriel de Tsui Hark. La forme est impeccable, le savoir-faire technique de son auteur et du chef opérateur Herman Yau n’est plus à prouver, rarement chaos n’aura été aussi bien imprimé sur pellicule. On repassera sur les plans fous dont on se demande encore pourquoi et comment ils ont été filmés (le plan à l’intérieur d’un sèche-linge, d’un frigo, d’une bouche grande ouverte qui s’apprête à nous vomir dessus bon sang !), l’atout majeur, c’est la fluidité du montage, l’assemblage imprévisible de tous ces morceaux de film inédits qui ne répondent à rien d’autre que l’imagination sans limite du réalisateur. Caméra à l’épaule, longues focales qui jouent avec les zones de flou jusqu’à confiner à une certaine abstraction, décadrages grand angle, travellings compensés pour accentuer la perception des lignes de fuites, tant de dispositifs mis en œuvre au sein d’une même séquence, où les chorégraphies réglées par Hung Yan Yan apparaissent finalement comme secondaires face d’abord à l’idée de Tsui Hark de rendre l’action, ou du moins les combats à main nue, les plus nerveux et les plus « réalistes » (moins « kung fu ») possibles, et la virtuosité totale de la mise en scène, l’ambiance générale qui se dégage de ses teintes chatoyantes, traduisant sans cesse de nouvelles impressions. En témoigne l’exploit filmique que constitue la séquence aux HLMs et son morceau de bravoure fou lors de la descente en rappel sur la façade de l’immeuble, qui fait appel à tous les sens du spectateur, et le pouvoir suggestif des images. La tension est palpable et bien entretenue par la curieuse retenue de la musique, en retrait dans le but d’intensifier l’impact des sons d’environnement.


Mais tout cela serait bien vain, j’imagine, si « Time and Tide » n’était qu’un pur exercice de style. S’il est formaliste et malheureusement handicapé par les trois-quarts d’heure de film coupés au montage qui amoindrissent les enjeux et rendent les événements finaux un peu abscons, il n’en demeure pas moins passionnant sur ce qu’il raconte sur le cinéma de son auteur, et plus généralement sur toute l’industrie du cinéma hongkongais. Les temps changent, la réappropriation de Hongkong par la RPC, et l’avènement d’un monde interconnecté accélère les transformations politiques, économiques et sociales. Tout va trop vite, l’identité se perd, le chaos est partout, nous sommes complètement dépassés par les événements. C’est, je pense, le thème majeur du cinéma de Tsui Hark, le chaos ambiant d’un monde trop vaste mais condensé, une gigantesque cocotte minute. Mais l’évolution du point de vue du cinéaste par rapport au monde qui l’entoure s’exprime à travers le jeune héros auquel Nicholas Tse donne admirablement chair. Dans une grande majorité de ses films, des personnages, idéalistes ou insouciants, se retrouvent aux prises avec un pouvoir politique autoritaire, cruellement traditionnaliste et obscurantiste, et après avoir essayé tant bien que mal de faire bouger les choses, la seule solution qui s’offre à eux semble être… la fuite. « Peking Opera Blues », « L’Auberge du Dragon », « Swordsman 2 », « The Lovers », « Green Snake » présentent cette idée-là sous différentes formes, à différents degrés. Mais depuis, Tsui Hark a connu l’expatriation et s’est cassé les dents au pays de l’Oncle Sam. Sa perception du monde a changé et ses protagonistes en conséquence. Cette fois, son héros est un jeune homme impétueux qui rêve de quitter Hongkong pour fuir la responsabilité d’avoir mis enceinte une femme lesbienne avec qui, de toute évidence, il ne pourra jamais vivre une relation « normale ». Là où la fuite était la résolution fatidique d’une aventure, elle devient ici le point de départ d’une idée qu’il va falloir contredire. Quelles que soient les difficultés qui s’abattent sur nous, qu’importe le fait que le monde n’est pas prêt de changer par notre simple action individuelle, il faut faire avec, lutter, assumer ses responsabilités et prendre conscience de la beauté toute simple qui nous tend les bras, qui se cache derrière le sourire d’une femme qui nous témoigne après moult péripéties plutôt que de l’amour de simples gestes d’affection. Un achèvement d’apparence mineure mais pourtant le plus beau qui soit, plus important que les déferlements pyrotechniques auxquels on assiste, impuissant. Cela donne lieu à des beaux instants, brefs, mais d’une poésie curieuse, précieuse et insoupçonnée. Le visage de Cathy Tsui qui se superpose à la flamme de chaque allumage d’un briquet, la naissance d’un enfant qui prend le pas sur le reste de l’action et qui se révèle finalement le véritable enjeu émotionnel de tout le métrage. Tsui Hark finit sur une note d’espoir réelle, qui tranche avec la majorité de ses films majeurs où ce qui pourrait être une fin heureuse s'avère toujours plus ambigu qu’on ne l’aurait pensé. Le bel humanisme qui traverse tout son cinéma acquiert une nouvelle dimension, plus moderne, plus consciente des réalités auxquelles nous sommes tous aujourd’hui confrontés.


« Time and Tide », c’est la synthèse et le renouvellement salutaire du cinéma d’un artiste majeur, dont la prise de risques et la recherche constante de formes nouvelles, combinées à un humanisme discret et des problématiques d’actualité, en font incontestablement l’un des films d’action les plus matriciels du cinéma de genre du XXIème siècle. Quel dommage que seuls les quelques trous dans la narration, dont on connaît les raisons, m’empêchent de profiter pleinement de cette expérience si particulière. Mais quelque part, c’est aussi la personnalité du cinéaste qui y est mise à nu, et devant la générosité et l’inventivité sans limite de ce qui est peut-être son dernier grand film, il m’est difficile de lui en tenir rigueur.

Jurassix
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le 21 mai 2016

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