The Call
6.6
The Call

Film de Lee Chung-Hyeon (2020)

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Film intéressant à plus d'un titre. Déjà parce qu'il suscite des critiques et des explications très variées, parfois diamétralement opposées. Ce qui en soit suggère une œuvre cinématographique qui interroge. Chapeau bas pour Chung-Hyun Lee, réalisateur de 30 ans à peine, dont c'est le premier long métrage. À suivre, assurément. (Ne pas louper son court, le graphique et sonore Heart Attack, jolie prouesse de storytelling en 11 minutes et quelques secondes, magnifique de concision, réalisé avec un smartphone : https://www.youtube.com/watch?v=6CQ6mpiy6Lk).


La scène finale incluse dans le générique de The Call est considérée par beaucoup comme venant gâcher le film. Il ne s'agit pas d'une maladresse. D'un point de vue coréen, elle est logique. Seul un shaman peut défaire un démon. Mais personne chez nous, ignares que nous sommes, ne s'attarde sur l'importance du shamanisme dans la société coréenne.


Or celle-ci est fondamentalement définie par son rapport au shamanisme. Des racines qui remonteraient à la préhistoire, selon certains historiens.


Venons-en au film. Nous apprenons très vite que la "mauvaise" fille est sous la garde de sa belle-mère, une mudang (shaman). Celle-ci va mettre en garde la "gentille" fille lorsqu'elle l'aura au téléphone : sa "mauvaise" fille est possédée par un démon. Malheureusement rien ne se passe comme prévu. La "gentille" fille, trop naïve, prévient la "mauvaise" fille, qui tue la belle-mère-maman-shaman.


A partir de là tout est foutu. Tout Coréen sait d'avance que le film a toutes les chances de mal se terminer. Il jubile de savoir comment. Tandis que l'Occidental, un tantinet conditionné par Hollywood depuis des décennies, attend un happy end.


Et voilà que la scène finale du générique le lui enlève, sous son nez, dans les dernières secondes ! Sapristi ! Les boules ! Voilà qui casse toutes les attentes, tout plein d'empathie que nous sommes pour la "gentille" fille. C'est vraiment trop méchant. Conclusion : cette scène est vraiment nulle. C'est du moins ce que se disent un sacré paquet de commentateurs, sur IMDB par exemple. Et un peu partout ailleurs.


Ou bien, bon sang mais c'est bien sûr ! Elle annonce une suite, forcément. Parce qu'il doit y avoir une fin heureuse, sinon c'est le flip total. Façon Avengers, avec un Endgame pour surmonter la frustration d'Infinity Wars.


L'obsession contemporaine du happy end devrait nous interroger.


Ce que je trouve personnellement jouissif. Non pas pour être moqueur, simplement de constater à quel point l'être humain est un être conditionné. Et qu'il est parfois joyeusement neuneu sans le savoir, avec ses grosses œillères culturelles. Je dois sûrement me faire piéger aussi de temps en temps.
Il fut un temps, la fin heureuse n'avait pas court en Occident. Relisez la fable "L'ours et l'amateur des jardins", de La Fontaine. [http://www.la-fontaine-ch-thierry.net/oursamat.htm]


Qu'est-ce qui a changé ? Pourquoi la morale ne pourrait-elle plus être cruelle ?


Il y a un message identitaire dans ce film. Si, si ... A condition d'accepter, je le redis, l'importance fondamentale du shamanisme, essence primordiale de la culture coréenne. (Avouez-le, espèce de judéo-chrétien : pour vous, c'est un détail exotique, secondaire, archaïque, sans importance.)


Allons-y :


Relativement peinards depuis la préhistoire jusqu'en 1890, les shamans coréens ont commencé à être titillés par les missionnaires protestants à partir de cette date. Mis à part une parenthèse durant l'occupation japonaise, qui a tenté une dissolution plus ou moins pacifique du shamanisme dans le shintoïsme, les églises protestantes, les fondamentalistes évangélistes de tous poils, alliés du pouvoir, n'ont pas cessé de leur chercher noise. Il faut dire qu'en plus, les shamans étaient - et sont toujours - principalement des femmes. Or on le sait, pour les chrétiens, une religieuse c'est au couvent, tout en bas de l'échelle, et ça la ferme.


La répression et la persécution, n'ayons pas peur des mots, ont connu leur apogée dans les années '70 sous le doux règne de l'autoritaire et sanguinaire Park Chung-hee, boudhiste dévot et grand allié régional des USA. Durant sa "présidence à vie" jusqu'à sa mort violente, des dizaines de milliers de shamans ont été emprisonnés, torturés, effacés de la surface de la planète, avec la bénédiction des églises chrétiennes du cru. Des femmes éliminées par dizaine de milliers, donc, et pour bien faire, on les accusait d'être suspectes de communisme, péché ultime. C'était la mode occidentale de l'époque, jusqu'à la fin de l'URSS. C'était commode, il faut avouer, comme la condamnation pour sorcellerie en d'autres temps. Le gag étant que ce dernier argument ne fut que peu utilisé, malgré l'insistance des évangélistes.


Il fallut attendre les années '90 et un scandale d'ampleur nationale pour que la tendance s'inverse.


Et voilà que nous revenons au film. Vous vous souvenez ? La méchante fille adore Seo Taiji, pop star de légende en Corée du Sud, passé de la chansonnette au rap, puis au métal le plus dur (je résume).


Il se trouve que dans les années '90, l'église tenta de discréditer ce garçon en faisant courir la rumeur qu'il était un shaman ayant passé un pacte avec le démon. Avec des astuces éculées du genre "écoutez ses chansons à l'envers, vous entendrez la voix de Satan". D'autres bien de chez nous en Occident ont eu droit à ce genre de procès en hérésie, de Led Zeppelin à ACDC, en passant par les Stones...


Vous pouvez vous en douter, ça ne s'est pas du tout passé comme prévu, ni du côté des anciens, outrés qu'on assimile les shamans aux démons, qu'ils sont justement censés combattre, ni du côté des jeunes générations, qui ont trouvé ça très con. Ironie, le résultat fut à l'opposé de celui souhaité par l'église. Un gros merdier qui fit la une des journaux télévisés nationaux coréens pendant des mois. Un véritable traumatisme national. Le shamanisme est remonté en flèche (et la légende de Seo Taiji, assurée à jamais). Un tournant dans l'histoire de la Corée. Rien que ça.


Le clin d'œil de Chung-Hyun Lee n'est donc pas anodin, ni anecdotique.


Aujourd'hui le shamanisme est à nouveau reconnu comme la religion naturelle de la Corée. C'est officiel, plus ou moins, par la force des choses. Il y a même des shamans subventionnés, considérés comme des monuments vivants, qui font plus d'audience que Patrick Sébastien du temps de sa gloire. Et les démons ont été réhabilités, ça allait de pair. Tout est rentré dans l'ordre.


Depuis, ce sont désormais plus de 20% de la population coréenne qui de nouveau contractent régulièrement avec les shamans pour divers services, allant de la divination au "nettoyage" de traces démoniaques. Et ça c'est pour les chiffres officiels. De nos jours vous verrez rarement un Coréen - même déclaré chrétien - prendre une décision importante sans consulter un shaman. Ce n'est pas anodin : cela marque la fin d'un siècle de persécution religieuse, les retrouvailles avec les origines ancestrales de la culture coréenne, et un coup de pied au cul de l'Occident, qui a perdu la main en Asie, pour de bon.


Bref ...revenons au film.
La scène finale du générique est logique : "Si tu ne fais pas appel à un shaman, tu l'as dans le ..." (baba)
Mais ... il y a de l'espoir, grâce au renouveau du shamanisme, qui touche les nouvelles générations. Parce c'est un film plein d'espoir... Faut juste pas fâcher les shamans, ni titiller les démons, qui sont l'incarnation de l'identité coréenne.
Voilà la morale de l'histoire.


Allez à Séoul, les cafés branchés sont tous des "Shaman Cafés"... On vous expliquera :-)

Gilca
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le 15 mars 2021

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