On reconnaît aisément le personnage de Paul Schrader, que ce soit dans son cinéma ou les films qu’il écrit pour les autres : un homme torturé, profondément abîmé par l’existence, tentant de survivre à travers une activité alors que les démons menacent à tout moment de faire exploser les forces noires bouillonnant derrière le masque. Ce fut le chauffeur de Taxi Driver, l’ambulancier d’À tombeau ouvert, le pasteur de Sur le chemin de la Rédemption ou, aujourd’hui, le joueur de poker de The Card Counter.


C’est, à chaque fois, l’occasion d’une incarnation habitée par un comédien qui semblait attendre un tel rôle. Oscar Isaac accentue ici encore la minéralité intense qu’il confère à ses personnages, magnifié dans ses portraits par la photo d’Alexander Dynan qui avait déjà su éclairer d’une lumière noire le visage d’Ethan Hawke dans son film précédent. William Tell n’a, contrairement à son ironique pseudonyme, rien à raconter : il traverse l’existence sous un voile, comme il drape les meubles des chambres qu’il occupe : en anonyme désirant ne laisser aucune trace, et réduit à passer le temps dans les casinos offrant le confort de lieux hors du temps, sous les néons accompagnant l’attente dilatée des parties de poker. « I keep to modest goals », explique-t-il, alors que ses aptitudes lui donnent la capacité de rafler la mise. Mais rester sous les radars reste pour lui véritable objectif, avant que certaines confrontations ne viennent troubler son inerte équilibre.


Les interactions issues des nouvelles rencontres modulent le topos de la famille de substitution et ne sont certes pas toujours très subtiles ; elles permettent cependant de donner à voir les motifs du châtiment que s’inflige le protagoniste, et la manière dont il pourrait envisager un avenir. Mais Schrader prend toujours soin d’envelopper ces clichés d’une gangue étrange, soulignée par la bande son electro presque concrète : en ces lieux suspendus où l’on beugle USA ! par automatisme, et ces quêtes désactivées de toute passion, les personnages semblent tous errer dans un purgatoire. Si le lyrisme s’invite (une séquence de promenade illuminée qui laisse entrevoir la sentimentalité sans jamais se départir d’une artificialité assumée), si la quête se dessine (une vengeance passionnément entreprise par la nouvelle génération), la noirceur défaitiste n’est jamais dissipée : dans chaque dessein se loge la menace du tilt, cette explosion qui assurera la victoire du pire.


La rédemption attendue par le protagoniste, chez Schrader, se fait certes par les autres, mais advient surtout dans un déroulement au long cours. L’épreuve à passer pour aboutir au bonheur appartient au conte pour enfant, et non à l’existence de ce qui ont fauté dans un cauchemar pourtant bien réel (la guerre en Irak est la toile de fond des deux derniers films du réalisateur, alors que celle du Vietnam expliquait l’état de Travis Bickle dans Taxi Driver). Les souvenirs d’Abu Ghraib, restitués dans des plans anamorphosés cauchemardesques, à la manière d’une VR qui serait projetée en 2D, branchent directement le spectateur sur la mauvaise conscience de l’Amérique, et l’impossibilité de vivre innocemment dans la société libre qu’elle prétend offrir en compensation. Le sacré est un tatouage dans le dos (I trust my life to providence / I trust my soul to grace), et une référence picturale à Michel Ange à travers la vitre d’un parloir : une promesse, un idéal, une faible lumière dans les ténèbres, qui chuchotent à jamais : Nothing can justify what we did.


(7.5/10)

Sergent_Pepper
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le 2 janv. 2022

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Sergent_Pepper

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