Redemption Song
Atlantic City, l'Ohio, Las Vegas... Paul Schrader nous emmène dans l'Amérique du jeu et des casinos, celles de l'apparence, des lumières et des paillettes, pour y suivre un personnage pourtant...
le 31 déc. 2021
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De cette impossible conciliation que tente la civilisation humaine, découlent presque inévitablement le scandale et l'hypocrisie.
Le film parle de ça, mais sans pompe ni grands mots.
Lors de la première discussion sérieuse du "héros" de l'histoire William Tell (de son vrai nom Tillich) avec le jeune Cirk, vient un moment où celui-ci lui dit : "Ce ne sont pas les brebis qui sont galeuses, c'est le berger". Le berger étant en l'occurrence le major John Gordo qui apparaît brièvement, au presque début du film, en conférencier défenseur de la Sécurité Mondiale. Cirk sait, et Tell / Tillich aussi, bien entendu, que le major Gordo avait été l'officier instructeur et formateur des gardes américains ayant sévi, pendant la Guerre d'Irak en 2003-2004, dans la tristement célèbre prison d'Abu Ghraib, où l'interrogatoire et la torture des prisonniers atteignaient un degré de sadisme inouï. Parmi ces gardes, il y avait le père de Cirk (Roger Baufort) et Tillich (devenu aujourd'hui William Tell). Ce qu'ils ont fait là-bas est injustifiable, inexcusable, scandaleux. Baufort et Tillich ont lourdement payé pour ça. Brebis galeuses de l'armée américaine, ils ont été jugés comme tels par la Justice militaire et lourdement condamnés à de la prison. Huit ans et demi plus tard, Tillich, libéré, est devenu William Tell, tandis que Baufort sombrait dans la boisson, battant sa femme, son fils (Cirk) et finalement se tirant une balle. Donc, Tell erre désormais d'un casino à l'autre, et gagne discrètement juste ce qu'il faut pour subsister dans ce monde et passer le temps qu'il lui reste à y vivre. Quant au major John Gordo (Willem Dafoe), le berger ayant formé ces deux brebis galeuses (et d'autres), il faisait partie non pas de l'armée américaine mais d'une société privée et du coup, n'a pas été inquiété. Mais le jeune Cirk n'avale pas cette injustice ou incohérence. Pour lui, le vrai responsable c'est le berger, pas les brebis devenues galeuses entre ses mains, qu'il a encouragées, exhortées ; il voudrait que le berger paie à son tour. Il demande à Tillich / Tell si ça lui dirait de participer. Mais celui, après ses longues années de détention, n'est plus le même homme ; il dissuade Cirk de mettre son projet à exécution et l'emmène avec lui dans sa tournée des casinos...
Quand il est dit dans le film que le vrai galeux, ce ne sont pas les brebis, mais le berger, il semble évident que le propos vise plus haut que Gordo : ses supérieurs et au-dessus, le chef de l'État le plus puissant et le plus civilisé du monde, qui a décidé de la guerre en Irak (il se trouve que le scandale d'Abu Ghraib y a eu lieu, mais il aurait pu se passer dans n'importe quelle autre guerre d'un peu d'ampleur).
Sans transition, j'en viens au réalisateur Paul Schrader. Il est surtout connu comme scénariste (notamment de Scorsese), mais lors de sa venue à Paris, il y a quelques années, pour la présentation en AP de son film The Canyons, il se trouve que j'étais placé assez près de lui (cinq, six mètres) et le souvenir que j'ai gardé de son visage, de son regard (tandis qu'il répondait assez longuement aux questions de l'assistance, il me semble, en fin de projection) correspond assez bien à ce que dégage William Tell / Oscar Isaac, le compteur de cartes et même un peu au climat général du film lui-même.
Lequel force d'emblée notre attention et nous embarque... on ne sait vers où, à la suite de ce joueur de poker, très propre sur lui, soigné, discret, à la fois renfermé sur lui-même (sur ses souvenirs, des images, des cris, des odeurs horribles, inoubliables) et néanmoins très attentif, très observateur des autres, surtout quand il est dans un casino, assis à une des tables de jeux. Oscar Isaac (le duc Leto Atreides de Dune) donne une magnifique personnification de ce "compteur de cartes" (qui a eu tout le temps, durant sa détention, de perfectionner cette aptitude à les compter, à les repérer). Cirk, le jeune homme revanchard qu'il prend sous son aile, c'est Tye Sheridan. Il y a également une femme encore séduisante (autour de 40) : La Linda (jouée par Tiffany Haddish) qui, elle-même, fréquente les casinos, est une professionnelle du jeu et s'intéresse à William Tell. Ces trois-là font, bien qu'ils n'aient pas les mêmes intérêts, un bout de chemin ensemble, allant d'un casino à l'autre, de ville en ville, jusqu'à ce que... Vous verrez bien.
Le film, par son ambiance, son accompagnement musical, le mystère qui enveloppe ses personnages, est un thriller. Un thriller captivant, mais qui réclame une attention constante de la part du spectateur, s'il veut parfaitement capter les rouages de l'histoire. Et s'il ne les capte pas, il risque de passer à côté de celle-ci et d'être déçu.
Je vous rassure : le film n'est pas décevant. C'est une histoire à deux niveaux. Je vous ai parlé surtout du niveau qui se passe essentiellement dans la tête de William Tell /Oscar Isaac. Dans le film, ce niveau-là, celui des souvenirs atroces, de ce qui se passait dans la prison d'Abu Graib, on ne nous le montre qu'assez peu (heureusement !), mais on comprend que ce passé hante le "compteur de cartes" nuit et jour, qu'il est obsédé par le sang, la pisse, la merde, les cris, les odeurs qui régnaient là-bas et donc qu'aujourd'hui, il ne se supporte que dans un intérieur immaculé (où tous les meubles sont enveloppés dans des draps-housses), ou sur les routes, en fuite perpétuelle, d'un casino à l'autre.
Le deuxième niveau, le plus exploré par la caméra et montré à l'écran, c'est la réalité d'aujourd'hui pour Tell, le monde de l'argent, l'univers des casinos, les gens qui passent leur vie autour des tables ou sur des machines à sous, qui peuvent y perdre jusqu'à leur chemise (et qu'on finit par sortir de force) ou y gagner parfois des fortunes ; c'est une autre chambre des tortures, mais feutrée, ouatée, où des sommes si énormes qu'elles en paraissent abstraites sont mises en jeu. C'est la partie du film la plus visible, très caractéristique de la civilisation étatsunienne ; pour William Tell, c'est une sorte de refuge, dans lequel il parvient à oublier l'autre monde, celui qui est un horrible fardeau pour sa mémoire ("le fardeau des actes passés" dit-il), tout ce qu'il a vu ou infligé dans la prison d'Abou Ghraib, pendant la guerre d'Irak ou son immédiat après-guerre : les sévices, tortures, humiliations sexuelles, viols, sodomies, assassinats, que les journaux ont résumé en une formule "le scandale d'Abou Ghraib".
Donc, un film à deux niveaux + un élément perturbateur : Cirk.
Je ne vous en dis pas plus. Pour moi, c'est un très bon film. Un thriller et un film d'ambiance. Sombre. Et qui donne à réfléchir. Au fond, c'est peut-être une dénonciation de notre civilisation. Une peinture assez désespérée de la condition humaine.
Oui, il y a des films plus divertissants. Mais The Card Counter est un diamant noir.
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Créée
le 1 janv. 2022
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