(8.5/10)

Sorti en 2021 et réalisé par Paul Schrader, The Card Counter est un film qui s'inscrit dans la continuité des œuvres les plus marquantes du cinéaste, telles que Taxi Driver et First Reformed. Ici, Schrader explore à nouveau les thèmes de la culpabilité, de la rédemption et de la solitude, cette fois à travers l’histoire d’un ancien soldat devenu joueur de cartes professionnel. Oscar Isaac y livre une performance intense et nuancée dans le rôle de William Tell, un homme hanté par les atrocités qu’il a commises en tant que tortionnaire à la prison d’Abu Ghraib, cherchant un équilibre précaire entre une existence de routine solitaire et une quête de rédemption.


The Card Counter s'impose comme un drame introspectif captivant, où le jeu de cartes devient une métaphore des paris moraux et existentiels que doit faire le personnage principal pour tenter de se racheter. Schrader signe un film à la fois austère et saisissant, marqué par une tension latente, des personnages complexes, et une réflexion profonde sur la culpabilité et la possibilité (ou l’impossibilité) de la rédemption.


William Tell, interprété magistralement par Oscar Isaac, est un homme marqué par son passé. Ancien interrogateur militaire ayant participé aux tortures à Abu Ghraib, il a purgé une peine de prison et s’est retiré du monde pour mener une existence solitaire, entièrement régulée. Devenu joueur de poker et de blackjack, il vit d’un talent calculé et méthodique, s’imposant une routine rigide et sans excès, passant ses nuits dans des chambres d'hôtel austères et anonymes, où il couvre méticuleusement tous les meubles de draps blancs, comme pour effacer la moindre trace de sa présence. Cette discipline quasi monastique reflète son désir de contrôle, mais aussi son besoin d’expiation.


Oscar Isaac incarne William avec une retenue et une intensité fascinantes. Son personnage est constamment sur le fil, oscillant entre une façade impassible et la violence intérieure qui le ronge. Sa performance est marquée par des silences lourds de sens et des gestes mesurés, mais chaque mot qu'il prononce semble porter le poids d’une culpabilité insurmontable. Isaac réussit à rendre palpable la lutte intérieure de William, un homme qui s’efforce de réprimer ses émotions tout en étant constamment confronté aux fantômes de son passé.


William Tell est un personnage classique dans l’univers de Paul Schrader, un anti-héros solitaire et torturé, à la manière de Travis Bickle dans Taxi Driver ou de Reverend Toller dans First Reformed. Comme eux, William est un homme en quête de rédemption, mais qui semble condamné à être prisonnier de son passé. Son jeu de cartes méthodique n’est qu’un moyen de se maintenir à flot dans une existence qu’il semble avoir vidée de toute émotion, mais qui menace de déborder à tout moment.


Le jeu de cartes, dans The Card Counter, est bien plus qu’un simple passe-temps ou un moyen de subsistance. C’est une métaphore centrale du film, qui reflète à la fois la quête de contrôle de William et l’illusion que la vie peut être maîtrisée comme une partie de poker. William est un joueur habile, capable de compter les cartes et de manipuler les probabilités à son avantage, mais il sait aussi que, comme dans la vie, la chance joue un rôle fondamental. Malgré son talent, il ne peut échapper aux risques et aux aléas du jeu, tout comme il ne peut échapper à son passé.


Paul Schrader filme les scènes de poker et de blackjack avec une sobriété qui contraste avec les représentations habituellement plus glamour de ces jeux au cinéma. Ici, il s’agit moins de suspense ou de l’excitation du gain que d’un exercice de contrôle. Le rythme est lent, les salles de casino sont ternes, et le jeu est montré comme une routine mécanique. Schrader met en lumière la répétition des gestes, la solitude qui règne autour des tables, et la manière dont William s'enfonce dans cette existence monotone, cherchant à se perdre dans la banalité du jeu pour échapper à la complexité de ses émotions.


Le film interroge également la question du libre arbitre à travers ce prisme. Si William peut compter les cartes et influencer les résultats à court terme, il ne peut pas échapper à la main de la destinée. Son parcours, marqué par le hasard et les choix moralement ambigus, fait écho aux décisions qu'il a prises pendant son service militaire, et à la manière dont il doit maintenant composer avec les conséquences de ces actes.


L’intrigue prend un nouveau tournant lorsque William fait la rencontre de Cirk (Tye Sheridan), un jeune homme perturbé qui cherche à venger la mort de son père, lui aussi ancien soldat ayant participé aux tortures à Abu Ghraib. Cirk tient le supérieur de William, le major Gordo (Willem Dafoe), pour responsable de la descente aux enfers de son père et envisage de le tuer. William, voyant en Cirk une version plus jeune de lui-même, décide de le prendre sous son aile, espérant détourner le jeune homme de la violence et trouver peut-être une forme de rédemption en lui évitant de commettre une erreur irréparable.


La relation entre William et Cirk est centrale dans le film, et reflète le dilemme moral de William : peut-il, en aidant Cirk, expier ses propres péchés ? William voit dans le jeune homme une chance de rédemption, mais aussi un rappel constant de son propre échec à échapper à la spirale de la violence. Les scènes entre Isaac et Sheridan sont empreintes d'une tension palpable, mais aussi d'une forme de tendresse retenue. William, d’ordinaire froid et distant, s’ouvre peu à peu à Cirk, voyant en lui un moyen de se réconcilier avec lui-même.


Tiffany Haddish, dans le rôle de La Linda, une recruteuse de joueurs professionnels qui propose à William de l’aider à entrer dans des tournois de poker à haut risque, joue un rôle secondaire mais significatif. Elle représente une figure de stabilité et d’espoir pour William, une opportunité d’échapper à son isolement et à sa solitude. Leur relation, bien qu’inhabituelle, apporte un souffle d’humanité et de chaleur dans un film par ailleurs sombre et introspectif.


Le cœur du film repose sur la manière dont Schrader traite la question de la culpabilité et de la rédemption, en particulier dans le contexte des séquelles psychologiques laissées par la guerre et la torture. Le passé de William Tell en tant que tortionnaire à Abu Ghraib est au centre de sa lutte intérieure. Schrader aborde ce sujet de manière frontale, sans chercher à l’embellir ou à l’atténuer. Les flashbacks dans la prison d’Abu Ghraib, filmés avec un objectif fisheye déformant, sont à la fois oppressants et dérangeants, montrant de manière brute l’horreur des abus commis et la manière dont ces événements ont déformé l’âme de William.


Le film explore les effets psychologiques de la culpabilité, notamment à travers le personnage de Cirk, dont la famille a été brisée par les traumatismes de la guerre. Schrader montre comment la violence engendre la violence, et comment les actes commis pendant la guerre continuent de hanter non seulement ceux qui les ont perpétrés, mais aussi les générations suivantes. Cirk, dévoré par le désir de vengeance, est un rappel constant pour William que les blessures psychologiques de la guerre ne se referment jamais complètement.


Pour William, la possibilité de rédemption semble toujours hors de portée. Il essaie de protéger Cirk de la violence, tout en étant lui-même incapable de se libérer de son propre passé. Schrader, fidèle à son approche nihiliste de la rédemption, ne propose pas de solution facile. Le film laisse en suspens la question de savoir si William peut véritablement se pardonner pour ses actions, ou si, comme dans les autres films de Schrader, il est condamné à être prisonnier de sa propre culpabilité.


La mise en scène de Paul Schrader dans The Card Counter est à la fois austère et immersive. Schrader adopte un style visuel minimaliste, où les environnements froids et les chambres d'hôtel impersonnelles renforcent le sentiment d'isolement de William. La caméra suit le personnage de près, capturant ses gestes méthodiques et son regard impassible, mais laissant toujours entrevoir la tension intérieure qui l'habite.


Les scènes de poker, filmées avec sobriété, contrastent avec les flashbacks à Abu Ghraib, où le réalisateur utilise des images déformées et étouffantes pour rendre compte du cauchemar moral dans lequel William a été plongé. Cette juxtaposition d’une réalité froide et calculée avec l’horreur du passé est l’un des éléments les plus marquants du film.


La bande sonore, composée par Robert Levon Been et Giancarlo Vulcano, contribue également à créer une ambiance oppressante. La musique, discrète mais omniprésente, accompagne les moments de tension et les dilemmes moraux de William, renforçant l'atmosphère pesante qui pèse sur tout le film.


The Card Counter est un film puissant et introspectif qui explore avec profondeur les thèmes de la culpabilité, du pardon et de la rédemption. Paul Schrader signe ici un drame moral captivant, où le jeu de cartes devient une métaphore des choix de vie et des paris moraux que doit faire le protagoniste.


Porté par une performance exceptionnelle d’Oscar Isaac, The Card Counter plonge le spectateur dans un voyage sombre et oppressant, où les séquelles de la guerre et la quête de rédemption s'entremêlent dans une spirale de violence et de contrôle. C'est un film exigeant, qui interroge sur la possibilité de se libérer de son passé et sur la manière dont les actes commis continuent de hanter l'âme humaine.

CinephageAiguise
8

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il y a 15 heures

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