Autrefois ville complètement pourrie, de ses bas-fonds jusqu’à ses plus hautes sphères, Gotham change. La présence du Batman, tel un catalyseur, a non seulement aidé à nettoyer la cité de sa vermine, mais a porté un coup sévère aux activités de la pègre. Chaque nuit, chaque criminel, le regard levé vers le ciel, semble redouter l’intervention du justicier. Mais en plein jour, les choses sont tout autre. Depuis quelques temps, un criminel anonyme maquillé en clown enchaine les braquages. À lui seul, il rééquilibrera la balance. La police semble bien incapable de pouvoir l’arrêter. La pègre elle-même commence à le redouter. L’ordre que le justicier s’évertue à vouloir faire régner dans la ville cèdera bientôt au chaos le plus total. Et c’est avec délectation et cruauté que le clown démolira toutes les fondations morales et civiques de la ville, se riant des efforts de son adversaire pour l’arrêter. Un adversaire dont il semble vouloir se faire l’ennemi juré. Son parfait contraire et le seul à même de le compléter.


Sorti à l’été 2008, The Dark Knight rencontre un succès considérable en salles. Trois ans auparavant, Batman Begins avait posé les bases du Batverse selon Nolan. Avec cette suite, le réalisateur s’est plus que surpassé, bien aidé par son frère Jonathan à l’écriture d’un scénario qui puisait autant dans les classiques The Killing Joke et The Dark Knight Returns (pour la relation ambigüe liant Batman au Joker) et Un long Halloween (pour la mythologie de la pègre de Gotham et la métamorphose d’Harvey Dent). Mieux encore, loin de se reposer sur ses acquis, Nolan affirmait à nouveau son ambition de mettre en scène un univers aussi réaliste que possible. Largement influencé par les polars urbains de Michael Mann (Heat en première ligne), le réalisateur de Memento conférait ici une atmosphère différente de celle de Batman Begins. Plus lumineux, coloré, formidablement photographié, The Dark Knight traduit à l’image une recherche esthétique tout aussi admirable que détonante dans le panorama cinématographique de son époque où la photographie "couleur boue" régnait sans partage (Minority Report, La Guerre des mondes, 300, Sucker Punch). Jamais aucun spectateur, aucun fan des comics Batman, n’avait envisagé Gotham sous un tel aspect, à des lieues de la cité traditionnellement gothique des comics, autrefois magnifiée par le diptyque de Burton.


Se plaçant dans la continuité de la trajectoire entamée dans le premier opus, le script place Batman dès ses premières scènes comme le justicier que tout le monde redoute. Sa première intervention sollicite même une résurgence du premier film en la personne de l’Épouvantail. Comme si la pègre de la ville comptait désormais des adversaires tout aussi mentalement perturbés, inquiétants et masqués, à l’image-même de celui qui les traque. Gordon l’annonçait en conclusion de Batman Begins : la présence d’un nouveau type de représentant de l’ordre, tout aussi improbable soit-il par sa tenue, son mode opératoire et ses gadgets, appellera immanquablement un nouveau type d’adversaire. Les mafieux de la vieille école semblent dépassés, embourbés dans des poursuites judiciaires menées par un nouveau procureur aussi intègre que déterminé. La pègre étrangère s’en mêle, leur proposant une aide bien évidemment conditionnelle. Et puis, il y a ce type qui apparait, solitaire et anonyme, au coin d’une rue. Comme la personnification du changement qui doit se faire à l’aune des actes du justicier. Un nouveau type de criminel, apportant avec lui les figures de tous les désaxés des comics réunis à l’asile d’Arkham. La nouvelle incarnation du Joker, près de vingt ans après celle, inoubliable, laissée par Nicholson.


À l’époque, personne ne croyait vraiment que ce jeune acteur, Heath Ledger, saurait rendre justice au personnage-phare des comics, encore moins faire oublier la performance folle de Jack Nicholson dans le film de 1989. À l’annonce du nom de Ledger, beaucoup même se sont mis à le détester, moi compris. Comment le blondinet à peine expressif du sympatoche Chevalier, fils sacrifiable de Mel Gibson dans The Patriot, pouvait prétendre devenir l’incarnation de la folie criminelle à l’état pur ? Dans les comics, le Joker était, jusque-là, un prince du crime aussi élégant que cruel, aux cheveux courts et perpétuellement verts, aux allures de dandy et au maquillage de clown parfaitement lisse et uniforme. Puis les journaux ciné laissèrent filtrer les premières images du Joker de Ledger. Une sorte de clown au cheveux longs et au maquillage imparfait, au sourire de l’ange sinistre traduisant des origines autres que celle de la cuve d’acide. La réminiscence du courant grunge mixée aux célèbres couleurs du criminel. Enfin, le film sortit en salles. Et sa scène d’exposition nous révélait aussitôt l’essence de ce nouveau Joker. Un criminel méthodique et calculateur que ses complices parlent de trahir, sans savoir qu’il a déjà tout prévu. En quelques minutes, Nolan et Ledger réussissaient à nous faire cerner la nature prévoyante et anarchiste de ce nouvel antagoniste, véritable terroriste en puissance. Et le restant de ses scènes ne feraient que consacrer l’image d’un antagoniste tellement impressionnant qu’il marquerait à jamais l’image du personnage. Sans réel mobile, sans origine(s) véritable(s), ce Joker-là est l’incarnation d’un mal inhérent à Gotham, le criminel que la ville (et son défenseur) méritent. Méconnaissable sous son maquillage et ses prothèses faciales, Ledger semblait prendre un plaisir certain à incarner ce méchant d’anthologie, libérant toute la folie contenue dans son jeu auparavant trop sage, comme seul un masque pouvait le lui permettre. Les mimiques savoureuses de son Joker, sa façon de tirer la langue comme un reptile, de lever les yeux au ciel durant ses longs monologues, de faire passer dans son regard autant le mépris du génie qui se sait supérieur que la haine la plus redoutable et le sarcasme le plus puéril. Au sommet de son talent, l’acteur proposait ici une incarnation tellement marquante du personnage-culte qu’il marquerait à jamais non seulement la culture populaire (voir depuis, tous les gens qui ont porté fièrement le maquillage de ce Joker dans des carnavals, manifestations et autres événements) mais aussi les comics dont le personnage est issu. Car il est évident aujourd’hui qu’au même titre que Nicholson en son temps, voire plus encore, il y eut clairement un avant et un après Ledger dans la perception que le grand public et les fans se sont fait du personnage. Et ce ne fut certainement pas l’interprétation pathétique de Jared Leto, avec son look kitsch au possible, ses fringues bling bling et ses dents chromées, qui occulta celle de Ledger. Ni même, celle, pourtant excellente car très différente, de Joaquin Phoenix.


Mais The Dark Knight vaut-il essentiellement le coup d’œil pour son Joker ? Pas seulement. Bien évidemment, une grande partie de la réussite du film tient à la présence du personnage dans son intrigue et au travail de Ledger dans le rôle. Face à lui, Christian Bale se révèle toujours aussi admirable dans le rôle de Batman, composant un personnage fragilisé par un adversaire qu’il semble bien en mal de comprendre car n’obéissant à aucun comportement criminel cohérent. L’intimidation, la menace et la peur ne fonctionnent pas sur le Joker. Pire, cela semble l’amuser, tout comme la perspective même de mourir. Incapable de trouver un quelconque levier de pression sur cet antagoniste, Wayne/Batman perd pied, semble un temps reprendre le contrôle (la formidable course-poursuite du milieu du film qui l’oppose pour la première fois à son ennemi) avec le concours de Gordon pour finalement réaliser qu’il s’est fait duper, dépassé par un ennemi à l’intelligence supérieure. Rongé par la culpabilité, endeuillé par la perte de celle qu’il aime, Batman se trouve pour la première fois au fond de l’abîme, bien avant d’y être littéralement plongé par Bane dans le troisième film. Sa relation avec son ennemi s’avère par ailleurs gouvernée par l’absurde. Pour une raison connue de lui seul, le Joker a fait de Batman son ennemi intime, celui qui conditionne même son existence. Le dialogue entre les deux personnages lors de la scène mythique de l’interrogatoire retranscrira à merveille la nature équivoque de leur rapport, celle-là même qui était déjà au centre des comics The Dark Knight Returns (où le Joker se réveillait du coma juste pour affronter une dernière fois son vieil ennemi) ou The Killing Joke (où le justicier et le clown finissaient bras-dessus, bras-dessous, aussi fous l’un que l’autre, dans une étreinte que l’on devinait mortelle). Le Joker est le plus parfait adversaire de Batman, son pendant négatif. À l’austérité, à la noirceur, la colère, l’idéal et la force brute du justicier s’opposent le machiavélisme, l’amusement, la cruauté et l’inconséquence d’un parfait sociopathe qui ne s’embarrasse plus des barrières du moindre sens moral. Pris au milieu de leur conflit, le personnage "lumineux" d’Harvey Dent se verra déchiré entre intégrité et folie vengeresse, son faciès horriblement défiguré, divisé entre côté sain et côté pourri, symbolisant à lui seul l’ambivalence d’une Gotham (d’une humanité), éternellement déchirée entre Bien et Mal. Celui que tous considéraient comme un Chevalier blanc se laissera abuser, malgré sa formation de sophiste, par le raisonnement spécieux et trompeur d’un clown dont le principal argument sera d’offrir en enjeu sa propre vie. Très loin de son statut de preux chevalier au début du film, intègre et plein d’assurance car amoureux et aimé, Harvey Dent finira pathétiquement, réduit à menacer la vie d’un enfant innocent, et mourra comme coupable et martyr d’une ville qui l’aura littéralement corrompu.


Superbement scénarisé par Christopher et Jonathan Nolan, The Dark Knight réussit donc à replacer plusieurs figures iconiques des comics au sein d’une intrigue qui concentre plusieurs enjeux et dont le dernier acte mettra à l’épreuve un éventail réduit d’humanité en lui laissant le choix entre morale (civisme) et lâcheté (hypocrisie et instinct de survie). Malin, Christopher Nolan réussit même à intégrer dans son film, à travers le Joker, sa thématique de prédilection : le temps. En effet, il suffit de voir comme le Joker manifeste une aisance surnaturelle à tout prévoir, tout planifier. Consultant sa montre juste avant l’entrée fracassante du bus dans la banque, demandant l’heure qu’il est à Gordon quand ce dernier lui demande où Dent est détenu, ou jouant régulièrement à poser des ultimatums aux forces de l’ordre ou aux citoyens, le Joker se pose en véritable maître du temps tout au long de l’intrigue. Le seul moment où le temps lui échappe est lorsque, lors du premier climax, les citoyens et les prisonniers décident de ne pas activer le détonateur pour faire sauter l’autre bateau. Nolan souligne alors durant quelques secondes le visage défait du Joker. Contrarié (et tenant en respect le Batman sur l’échafaudage), le Joker se tourne alors vers l’horloge pour vérifier qu’il est pourtant bien l’heure fatidique. C’est à ce moment, à l’heure où le temps lui échappe, que Batman (et par extension, tout Gotham) le met enfin en échec.


Et c'est aussi là que l'intrigue laissera en suspens son antagoniste comme son devenir, la mort de Heath Ledger ayant obligé les Nolan à renoncer à la continuité qu’ils avaient prévue pour leur troisième opus. Un troisième film qui aurait dû logiquement poursuivre l’intrigue au semblant inachevée de ce Dark Knight et mettre en scène l’emprisonnement et le procès du Joker (qu’on aurait donc vu plus longtemps sans maquillage) avant l’intervention d’un nouvel antagoniste à même de complexifier l’affrontement final entre Batman et le clown. Reste donc cette impression fâcheuse d’inachevé à la fin du film, le sentiment d’avoir assisté là à une confrontation d’anthologie qui ne verra hélas jamais sa réelle finalité. Et qui abandonnera dans les geôles d’Arkham un Joker absent du troisième opus (dans la novélisation du troisième film, un personnage explique que le Joker est devenu le seul résident de l’asile d’Arkham, désormais fermé aux autres malades qui ont tous été transférés à la prison de Blackgate).


Malgré cela, The Dark Knight reste une parfaite réussite et l’un des rares parangons du genre du comics movie, annonçant par sa dimension dramatique et ses thématiques, l’arrivée d’autres adaptations de comics (Watchmen en première ligne) à la tonalité résolument plus adulte que celles des marvelleries habituelles. Bourré de séquences mémorables, devenues pour la plupart instantanément cultes (le braquage de banque, l’intervention du Joker lors de la réunion de gangsters, la course-poursuite où Batman coupe la route au camion, la scène de l’interrogatoire, la conversation entre Dent et le Joker, le monologue final "suspendu", la confrontation avec Double Face), cette suite bénéficie incontestablement d’une réalisation plus maîtrisée que sur Batman Begins (Le Prestige était entretemps passé par là). Fort de ses nouveaux acquis et d’une plus grande expérience dans le cinéma-spectacle, Nolan réussissait ici à imposer une narration à la mécanique haletante, sans baisse de rythme, et parfaitement soutenue par la musique omniprésente du duo Zimmer/Newton Howard. Il réalisait là ce qui s’avère être encore aujourd’hui comme son film le plus abouti, loin de la SF un rien prétentieuse dont il se fera une spécialité dès la décennie suivante. Il n’en demeure pas moins le cinéaste qui aura su ressusciter l’univers du Chevalier Noir à l’écran, et par là même, redéfinir et marquer de son empreinte tout le genre des comics movies.

Buddy_Noone
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le 30 déc. 2023

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