Une jeune femme de 23 ans est assise dans le bureau du chirurgien ukrainien Igor Petrovich, aux côtés de son confrère britannique Henry Marsh. Elle a fait des examens médicaux suite à des migraines qui proviendraient d'une infection virale suite à une piqûre de tique, c'est en tous cas ce qu'elle croit. Elle ne parle pas anglais, et les deux docteurs dialoguent dans cette langue pour commenter les résultats de l'IRM, apposer un diagnostic, et synthétiser des éléments qui lui sont traduits de manière progressive et sélective. Le verdict est malheureusement dramatique, il s'agit d'une tumeur gliale qui faute d'avoir été diagnostiquée à temps, est devenue inopérable. Il flotte dans l'air une ambiance tragique, sans que les deux docteurs ne puissent évidemment se laisser aller, tout en profitant de la liberté qui leur est donnée d'échanger dans une langue étrangère. Faut-il lui annoncer, et le cas échéant de quelle manière, que son espérance de vie tourne autour des 5 ans et qu'avant de mourir elle sera devenue aveugle ?
Cette séquence ne dure que 5 minutes dans The English Surgeon et illustre un dilemme vraiment déchirant au sein d'une configuration presque loufoque. Ce n'est pas nécessairement la plus intense du point de vue du contenu, mais elle résume à merveille la puissance émotionnelle du docu de Geoffrey Smith tourné pour la BBC. Ou comment ce neurochirurgien anglais, qui effectue des allers-retours en Ukraine depuis 1992 pour aider bénévolement un service de chirurgie sous-équipé, se retrouve face à une myriade de cas de conscience déchirants. La grande réussite de ce film réside dans la personnalité incroyablement attachante de Henry Marsh, avec son humour très british et son tempérament posé, permettant d'évoluer dans des situations franchement abominables pour le commun des mortels sans que cela ne devienne trop oppressant. Le genre de personne capable de sortir une vanne sérieuse en pleine craniotomie sous anesthésie locale du patient.
Autant le préciser vigoureusement : si le niveau de gore documentant n'est pas du même niveau que le sublime De Humani Corporis Fabrica, quelques séquences d'opération chirurgicale peuvent s'avérer franchement coriaces. Mais ce n'est au fond pas du tout le sujet du documentaire, qui est bien plus tourné vers la relation de collaboration entre les deux hommes et toutes les problématiques éthiques, morales, et plus généralement professionnelles qu'ils rencontrent. Et elles sont particulièrement nombreuses : les conditions de travail dans un hôpital ukrainien au début du XXIe siècle sont un étonnant mélange de voyage dans le temps (50 ans en arrière, avec des cas que l'on ne voit plus depuis longtemps en Europe de l'ouest) et de bricolage en mode do it yourself. Quand on voit Henry Marsh avec des bouts de bois et une perceuse dans son jardin au tout début du film, on n'imagine pas à quel point cette scène sera transposée dans un contexte clinique un peu plus tard...
Henry Marsh, c'est un gars pragmatique qui fait de la récup de matériel médical : à chacun de ses trajets, il ramène une valise pleine d'appareils jetés après leur première utilisation au Royaume-Uni pour les bricoler, rafistoler, et les rendre propres à des utilisations futures en Ukraine. On apprendra par exemple que Igor utilise le même embout perforateur de boîte crânienne depuis un an alors qu'il est jeté après usage à Londres. C'est un chirurgien qui a été frappé par les conditions matérielles catastrophiques du milieu médical local, et en même temps immédiatement convaincu qu'il pouvait apporter beaucoup d'espoir auprès de patients laissés sans option. Cela implique un chemin de croix délicat où il voit s'accumuler dans son couloir des personnes chez qui une pathologie (typiquement une tumeur cérébrale) a été diagnostiquée très tardivement, cette dernière n'ayant pas été traitée faute de moyens ou de formation, et ayant conduit à des complications diverses. Mais bon, "What are we, if we don't try to help others?" dira-t-il.
C'est le cas de Marion, un homme souffrant d'une épilepsie sévère et potentiellement létale suite à l'apparition d'une tumeur au cerveau d'une taille gigantesque. Une séquence de 15 minutes porte précisément sur l'opération de retrait de cette tumeur, après un long parcours de diagnostics et de prise de conscience de la marche à suivre. Faute de personnel formé en anesthésie, il faudra réaliser l'opération en restant éveillé et vérifier au fur et à mesure que la motricité n'est pas affectée, avec une anesthésie locale seulement : le plus dur sera le bruit (je passe les détails, mais on imagine pourquoi). Le bricolage suivra toute l'opération, entre le scotch pour faire tenir des barres métalliques soutenant des appareils et la perceuse utilisée pour perforer le crâne qu'on croirait achetée d'occasion sur le bon coin. Et avec quelques explications en live : "Normal brain has the consistency of very smooth and thick cream cheese. The tumor makes it rubbery and stickier."
En toile de fond, une opération ratée sur une enfant qui vraisemblablement hantera Henry Marsh toute sa vie — une de ces fois où il n'a pas su bien répondre à la question "vaut-il mieux prendre le risque de ne rien faire et laisser la tumeur dégénérer ou bien prendre le risque de réaliser une opération dangereuse ?". Il voit dans ce questionnement récurrent une roulette russe qui se jouerait à deux révolvers, un pour les risques de l'opération et un autre pour ceux de la pathologie. La visite qu'il rend à la famille avec son collègue, des années après la mort de Tanya, est forcément bouleversante.
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