Pour apprécier The Fall, il est indispensable de s’identifier à l’un de ses personnages : l’enfant, auditrice de l’histoire, procédé antédiluvien de toutes les grandes machines narratives. Curieuse, prompte à l’émerveillement, malicieuse, fascinée autant par les mots que par l’image (lors de nombreuses petites scénettes consacrées à son regard, sur ses doigts, sur les ombres portées, à travers les serrures…), elle est le guide qui pourra désinhiber un spectateur peut-être frileux face aux excès à venir.
Car, à l’image de ces récits fantasmagoriques (on pense à la structure du Baron de Münchhausen , ou de Princess Bride par exemple), The Fall ne fera jamais dans le demi-mesure : de l’histoire, il gardera la grandiloquence et les hyperboles, la pose et la mise en scène, au sens opératique du terme.
Il s’agit, au sens littéral, d’en mettre plein la vue. Dès la séquence d’ouverture, dans un noir et blanc chromé à l’excès, aussi rutilant que ses ralentis sculptés par le 2ème mouvement de la 7ème de Beethoven, le ton est donné. C’est beau, presque trop, et le voile de suspicion que cet esthétisme peut générer sera justement une des clés de lecture du film.
Car la fable est à double fond. Même si sa dimension symbolique reste elle aussi destinée aux enfants auditeurs du récit premier, elle permet de dépasser le statut de clip vain auquel on pourrait être tenté de réduire cette succession de séquences souvent superbes. Parce que le narrateur est un acteur, parce qu’il vient de tomber de son piédestal, il va insuffler dans son récit la noirceur propre à ses réflexes d’autodestruction. Ces allées et venues entre récit encadrant et encadré, la porosité qui s’accroit (l’auditrice finissant par intervenir directement dans l’histoire pour tenter d’en diluer le pessimisme) donnent un charme et une profondeur bienvenues à la dynamique générale du récit.
Reste que, pris en tant que tels, ces blocs narratifs sont graphiquement superbes. On ne peut s’empêcher de penser à une autre film fonctionnant sur le même principe, et doté des mêmes ambitions en terme d’image même si le sujet différait : L’Odyssée de Pi, réalisé 6 ans plus tard. Tout ce que ce dernier rate en termes de spectre chromatique de synthèse, The Fall le réussit. L’ampleur des plans d’ensemble, l’incongruité des costumes, la démesure des décors, la vivacité des couleurs, tout fonctionne. J’ignore quelle est la part de la CGI dans The Fall, mais ses images (la toile ensanglantée lors des funérailles du frère, la pierre des labyrinthes, le vert de ses herbes ou l’ocre des déserts…) vibrent d’une épaisseur incomparable qu’on ne retrouve tout simplement dans aucune autre production de cette ampleur depuis.
La gestion des cliffhangers lorsqu’on revient, toujours au moment opportun, au récit cadre, la façon dont on assombrit ou appauvrit la magie de la fiction (la manipulation du narrateur, la mort qui rode dans l’hospice, les évocations de la vie miséreuse de la jeune fille) établit un équilibre intéressant et d’une densité pertinente.
Autant de raisons d’embarquer les jeunes générations vers cette histoire qui a tendance à être occultée par d’autres franchises bien plus convenues et insipides : rendons à The Fall la place qu’il mérite, un incontournable pour les jeunes cinéphiles.