Devoir de mémoire
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le 3 juin 2021
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Un vieil homme, sa fille, son compagnon. Un appartement, le temps qui fait son œuvre, la mémoire qui flanche, la présence qui devient un fardeau. Unité de lieu, personnages réduits, motif prétexte à des échanges relevant du bilan de vie et de comptes à régler : dans The Father, rien ne gomme l’origine théâtrale du récit, et l’on peut légitimement craindre de voir simplement transposer à l’écran ce qui se rivait au cadre strict des planches.
C’est pourtant sur une écriture très visuelle que va se jouer l’essentiel de cette intime tragédie. Rivé au point de vue du père, l’action subit dans un premier temps un renversement qui laisse présager d’un grain de sable, sans qu’on sache à qui attribuer la manipulation. Le travail sur le rythme y est pour beaucoup : le temps, d’une certaine façon va se raccourcir dans les failles et les confusions, à l’image de toute la narration qui va agréger les processus de délitement : de l’espace (un appartement qui se confond avec un autre, des lieux qui se vident, une surface qui se rétrécit sur une seule chambre), de la chronologie, des identités, des informations. L’image elle-même prendra en charge cette progression : d’abord d’une netteté brillante presque inquiétante (on pense souvent à l’image immaculée de Lánthimos), elle se dissocie progressivement pour jouer d’une profondeur de champ moins accessible, allongeant les focales dans des jeux de bascules de point qui isolent le protagoniste et restreignent son champ de connaissance.
Le spectre d’Alzheimer contamine ainsi tout le tableau de famille, dans une logique qui relève dans un premier temps du thriller. La longue attention portée à l’incompréhension du vieil homme, ses tentatives de relier les informations, voire de les remettre dans l’ordre poussent le spectateur à épouser sa logique défaillante. Le principe de confiance étant perdu, tout devient suspect, et chaque plan sur un corridor, chaque réplique d’un interlocuteur peut devenir matière à soupçon. On retrouve ici le labyrinthe narratif de Je veux juste en finir de Charlie Kaufman, à la différence près qu’une surface reste toujours accessible : celle, par intermittence, de séquences sans le père, qui montrent la préoccupation de son entourage, et l’évolution inéluctable vers son déménagement.
La narration se resserre autour de motifs obsédants (un poulet, un voyage à Paris, Lucy, l’horaire, et, bien entendu, cette montre on ne peut plus symbolique sur un temps qui se dérègle tout en se répétant) et pourrait virer au misérabilisme anxiogène. S’il n’en est rien, c’est tout d’abord grâce la partition exceptionnelle d’Anthony Hopkins, qui sait autant dévoiler la hargne que la vulnérabilité, et, lors d’une séquence marquante, sa capacité de séduction par une vigueur et une malice percutantes.
Mais c’est aussi par l’attention portée au désarroi de ceux qui l’entourent. The Father, c’est aussi une fille, sa vie entravée et le dilemme entre un amour qui relève du devoir opposé à celui qui pourrait l’épanouir. C’est l’apprentissage d’un deuil qui ne passe pas, et qui laisse entrevoir une autre mort à venir, de plus en plus palpable.
Toute la savante construction de cet étouffant huis-clos n’occulte jamais le véritable propos, qui se déploie à mesure que se resserre le piège autour de la victime. Le terrible retour à l’enfance désactive tout ce qui pouvait, au départ, relever du thriller : le désarroi et l’impuissance relèvent d’une empathie poignante pour le passager de cette odyssée vers la perte, et ceux qui le voient s’éloigner du rivage.
(7.5/10)
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Créée
le 27 mai 2021
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