Une chose de savoir. Une autre d’y être…

On y passera tous. On a conscience de ça.
Le déclin, la vieillesse puis l’oubli. Personne n’est dupe.
On a tous vu un père ou une grand-mère s’engager sur ce chemin. Des proches ou des inconnus.
Les rides qui se creusent sur l’écorce. Les feuilles qui tombent.
C’est la vie. C’est la mort. Tout ça on sait.


Ça a d’ailleurs été ma première réaction face à ce film.
Oui c’est un sujet cardinal. Oui il a l’air remarquablement retranscrit et interprété. Mais ensuite ?
Ne sait-on pas déjà ? N’avons-nous pas déjà conscience de tout ça ?
Quel intérêt à ce qu’un film nous illustre ce qu’on tient tous pour acquis depuis bien longtemps ?


Eh bien ce The Father m’a répondu.
Il m’a rappelé à mon ignorance.
Et surtout il m’a rappelé ce qui fait toute la force et toute la noblesse d’un art.
A un moment donné, le savoir ne suffit pas.
A un moment donné, savoir ce n’est pas vraiment savoir.
Pour savoir il faut le vivre. Pour savoir il faut y être.
Et c’est justement toute la force et l’habilité de ce The Father. Le temps d’un instant il entrouvre une porte. Il donne à sentir. Il donne à être.
Alors bien sûr la sensation de l’œuvre ne remplacera jamais la réalité d’un vécu, mais le temps d’un instant, il en donne un aperçu.
Pas un aperçu visuel ou sonore.
Quelque-chose qui va au-delà ; qui s’ancre dans la chair, dans la moelle, dans le ventre.
Et si le début peut paraitre simplement studieux, propre voire astucieux, ce n’est qu’à la longue que les habilités de forme deviennent tout le cœur de cette expérience cinématographique.


Troubler les repaires de temps et de lieu.
Interchanger les visages. Redistribuer les informations.
Suggérer. Interroger. Nier. Contredire.
Plus que vivre la perdition, on vit son ancrage.
L’ancrage dans l’entourage qui cherche à s’adapter.
L’ancrage de celui qui vit son propre déclin, qui commence à le conscientiser, et puis qui finit par le masquer.
Le masquer pour protéger les siens ; pour protéger les apparences.
Masquer car il n’y a plus rien à y faire.
Les feuilles tombent inexorablement. Le bois se creuse et se vermoule.
Le tronc flanche face au vent, se courbant davantage vers ces souches qui l’avoisinent…
…Des souches qui ont toujours été là mais qu’il n’avait jamais vues d’aussi près.


Là se trouve tout le talent de ce The Father.
Rendre palpable. Rendre sensible. Nous sortir de nos corps pour mieux nous saisir à la racine.
Et si les prestations des acteurs mobilisés concourent avec évidence (et talent) à cette magnifique peinture de vie, il serait inconvenant que d’ôter tout le mérite qui revient en parallèle à la réalisation de Florian Zeller.
Car plus le film avance et plus cette intrigue parvient habilement à s’enrouler sur elle-même, faisant que lieu et temps finissent par se contracter sur eux-mêmes tel un grand Big Crunch.
Ainsi la vie d’un homme se retrouve-t-elle contenue en un lieu et une journée en dehors de tout ; un espace-temps-somme où tout est contenu : la fin comme le début, la joie comme la tristesse, les temps prestigieux comme les blessures qui ne disparaissent jamais vraiment, même quand tout le reste s’efface pourtant.
Et c’est ce qui fait que l’air de rien, grâce à cet habile art de la contraction, The Father ne s’en réduit pas qu’au seul film sur le déclin et sur la fin.
Il est aussi un film sur tout le reste. Sur l’essentiel. Sur ce qu’il reste quand tout le superflu tombe.
The Father est le tronc nu qui se dévoile quand toutes les feuilles se retrouvent brusquement emportées par le vent.


Quand j’étais étudiant je me souviens encore de ma première rencontre avec cet art qui aspire à formaliser l’essentiel.
C’était au Centre Georges Pompidou à Paris, face à La femme nue de fauteuil rouge de Picasso et à L’oiseau de Brancusi.
Je me souviens qu’à l’époque j’avais été saisi d’avoir vu cette femme alors qu’elle n’était matériellement et formellement pas là ; de la même manière que j’avais vu l’oiseau qui pourtant – figurativement parlant – n’était pas là non plus.
Je me souviens qu’à ce moment précis je m’étais senti particulièrement reconnaissant.
Reconnaissant à l’égard d’une œuvre pour m’avoir offert un regard sur l’essence des choses grâce à un art de l’épure.
Eh bien étonnamment c’est ce que j’ai ressenti à nouveau face à ce The Father.
Car quand bien même ce film n’aspire à rien d’abstrait, il a su malgré tout aller au-delà de son simple sujet. Du déclin il a su tirer du dépouillement.
Et au-delà d’un triste instant, il a su tirer une essence.


Alors certes, désormais en ayant vu The Father je n’en sais pas forcément plus sur la fin. Le déclin. Et la contemplation de notre propre dépérissement.
Néanmoins, je suis désormais plus riche d’un regard nouveau, d’une sensibilité nouvelle.
Et si je n’en sais pas plus, au moins je vois davantage à présent.
Mon regard s’est forgé. Mon corps s’est marqué.
C’est le meilleur qu’on puisse espérer d’une œuvre au fond…


… Qu’elle nous fasse de l’art. Tout simplement.

lhomme-grenouille
8

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le 27 mai 2021

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