Il y a de très nombreuses mauvaises raisons d’aller voir le dernier film de LVT : pour se rincer l’œil, pour le challenge qu’est censé nous lancer le provocateur aux déclarations et œuvres fracassantes, pour lui régler son compte, pour y trouver une justification fumeuse au voyeurisme, au sadisme ou à l’abolition de la morale face à l’art, ou tout simplement pour pouvoir dire qu’on l’a vu.


Pendant longtemps, on pourrait dire que Lars Von Trier semblait au courant de toutes ces attentes, et qu’il jouait avec elles. Il suffit de voir comment la communication s’est mise en place au moment du Festival de Cannes, les spectateurs s’attardant davantage sur les tweets outrés de certains autres sortis avant la fin qu’in fine à l’œuvre elle-même.


The House That Jack Built n’est pas le sommet infranchissable de l’irregardable : il traite le Mal comme Nymphomaniac traitait du sexe : par l’image, le collage, la parole dissertative, l’immersion narrative et le recul lucide, les parallèles bordéliques et un éventail esthétique déroutant.
Mais à l’œuvre précédente, il ajoute un élément de taille qui lui évite bien des pesanteurs : l’humour. Organisé autour d’une sélection de cinq « incidents » (euphémismes pour évoquer les meurtres), le parcours du tueur s’ouvre sur un premier chapitre résolument parodique, dans lequel la victime (Uma Thurman) semble la scénariste du film à venir, suggérant avec une lourdeur très parodique tout ce que son chauffeur pourrait lui faire subir. LVT sait ce que le spectateur attend, et transgresse déjà la convention d’un récit progressif : la suite ne cessera de jouer avec ces allées et venues entre regard critique et performance immersive.


Matt Dillon est absolument brillant : effrayant, bien sûr, mais surtout capable de donner corps à un élément fondamental dans le projet du film : décaper, d’une certaine manière, le mythe du tueur en série qui cristallise tant de fantasmes chez le grand public.
Car le parallèle établi entre la pratique du meurtre et la construction d’une œuvre n’est fertile qu’un temps. Certes, c’est l’occasion pour LVT de revenir sur son œuvre dans des auto-citations qui pourraient sembler d’ultimes provocations (il a en réalité expliqué qu’il n’avait pas les moyens d’acheter les droits d’autres œuvres, dont celles de Tarkovski, qu’il voulait citer), de reformuler avec moins de maladresses les propos qui lui valurent l’exclusion de Cannes en 2011, et de jouer avec la métaphore d’un cinéaste qui viserait dans l’œilleton de sa caméra comme son tueur le ferait dans la lunette de son fusil.


Mais le véritable point commun entre les deux se situe dans un vide bien plus déstabilisant : le rapport à l’œuvre comme une construction concrète qui saurait, sur de véritables fondations, exploiter les justes matériaux, avec les correctes proportions. La métaphore par l’architecture et cette maison que le personnage ne parvient à bâtir prend ainsi tout son sens : il s’agirait d’atteindre, en sublimant l’horreur d’une conduite addictive face à ses angoisses (jolie séquence d’animation pour expliquer le mouvement constant entre plaisir et douleur conduisant d’un meurtre à l’autre), à une construction, dont le résultat pourrait, en un sens, justifier les moyens immoraux pour y parvenir.


On comprendrait dès lors la démarche empathique avec un homme qui se présente comme victime, mais agit, qui dérive, mais intellectualise, et qui, d’une certaine manière, renverrait à l’humanité à sa propre part d’ombre qu’elle se doit d’assumer. L’œuvre serait alors une apologie douteuse et dérangeante d’un art qui se situerait par-delà le bien et le mal.


Dans Nymphomaniac, le confesseur de Joe ne cessait de corriger sa culpabilité en lui redonnant forme humaine. Verge, qui recueille les propos de Jack, en est l’écho inversé : il remet le beau parleur à sa place, et bien souvent, souligne sa mauvaise foi ou ses sophismes.
Se dessine alors le cœur réel de la démonstration : démontrer que sur ces bases branlantes, aucun édifice ne pourra jamais être réellement construit. On comprend dès lors cette esthétique naturaliste décapée, ce montage en jump-cuts, cette sécheresse de la narration : LVT regarde sans concession cette figure du mal qui reste un bricoleur souvent laborieux, et dont la maladresse ne va cesser de croître à mesure que ses angoisses le feront perdre le contrôle.


La dernière partie achève clairement cette démonstration, faisant fusionner le délire du protagoniste avec un renouvellement esthétique baroque et kitsch du plus bel effet : son art grotesque (la taxidermie, la fabrication d’un porte-monnaie, la performance visant à n’utiliser qu’une balle pour plusieurs victimes) relève de la bouffonnerie, et la maison finalement construite par Jack n’est pas habitable : c’est un trou qui mène à l’enfer.


Alors seulement, une émotion peut émerger : un retour à l’enfance derrière une cloison infranchissable, un regard paradoxalement sincère dans ce règne du faux mythique et pictural, convoquant Dante, Virgile et Delacroix : qu’importe l’art du mâle violent et psychopathe, qu’importe, presque, celui du cinéaste qui a tenté de circonscrire, avec le sourire puis dans l’angoisse, son œuvre déviante : la seule vérité, c’est le gouffre.

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le 16 oct. 2018

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Sergent_Pepper

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