Un couloir sombre, funèbre et un morceau de musique jazzy résonne: In the still of the night du groupe Five Satins. C'est «Dans le silence de la nuit» que s'ouvre (et se clôture de même) la nouvelle grande épopée mafieuse de Martin Scorsese. Cette sublime et étonnante entrée en matière plonge le spectateur dans un lieu qui évoque par excellence la fin d'une existence: la maison de retraite. Cet espace morne, rempli de statues Christiques, nous ramène à chaque instant à un au-delà qui est proche. La caméra progresse, sur un rythme plutôt solennel, passant sur les différents pensionnaires comme à la recherche de quelqu'un et finit par se fixer sur un vieil homme seul. Le spectateur découvre un individu immobile, sans grande expression et dont le regard semble être tourné vers une certaine intériorité. Tous les éléments chers au cinéma de Scorsese sont déjà là : un plan séquence en steady-cam, la dimension religieuse, une parfaite utilisation de la musique et la fameuse voix off. Cependant il s'agit ici d'une voix fatiguée et sans alan. En effet, tout le film s'emploie à déconstruire la figure iconisée du gangster que Scorsese a grandement contribué à fabriquer.
Le protagoniste Franck « The Irishman » Sheeran n'est pas une personne qui a accompli des choses extraordinaires. C'est un simple tueur à gage qui a agit sous les ordres du même parrain local durant toute sa vie et qui lui est entièrement dévoué comme l'atteste la bague en or qui les unit par un lien puissant. Quand surgit la figure de Jimmy Hoffa joué par le monumental Al Pacino, Franck en vient même à être relégué au second plan. Sheeran est un individu discret et peu expressif tandis qu'Hoffa est un politicien nerveux, bavard et occupant considérablement l'espace. C'est le monde extérieur qui entoure Franck qui le caractérise surtout, que ce soient ses fréquentations ou les épisodes majeurs de l'époque tels que l'assassinat de Kennedy. L'histoire aurait même pu oublier ce personnage si le roman I Heard You Paint Houses (dont s'inspire le film), où il se confesse au sujet de la mystérieuse disparition de Jimmy Hoffa et sur d’autres assassinats, n'avait pas été publié. Ce qui fait sa renommée est sa relation avec Hoffa et non ses actes. La trajectoire sans grande envergure de Franck s'oppose donc à l'ascension et à l'ambition d'un Henry Hill dans Les Affranchis.
Là où le film de 1990 avait un rythme frénétique et exaltant à l'image de son personnage principal, The Irishman est un film qui s'étire. En cela, la durée colossale du film (3h30) pourrait rebuter mais cet élément est complètement mis au service du récit. Scorsese voulait que le public ressente profondément le poids du temps qui s'écoule : 50 ans d’histoire de la mafia américaine sont passés sous le crible du réalisateur. Ce rythme lent s'incarne de plus dans la mollesse physique des protagonistes. Un procédé de rajeunissement numérique a été employé afin de faire évoluer les personnages sur différentes périodes. Cette technique inédite n'est pas tout à fait au point mais elle reste captivante car elle participe pleinement au propos du film: lutter à tout prix contre le temps et la vieillesse. Le long-métrage n'est jamais assommant bien sûr grâce à la virtuosité de la mise en scène mais aussi en faveur d'un montage, précis et habile, travaillant énormément les flashbacks et les transitions. Ainsi, le chemin en voiture de Franck Sheeran et de Russel Bufalino fonctionne comme une métaphore du temps qui passe : à partir de ce trajet, le film opère des allers-retours dans le temps. Scorsese prolonge en outre une scène de tension centrale au film: les moments précédant l'assassinat d'Hoffa. On a la sensation que le metteur en scène voulait que le spectateur profite des derniers instants où Robert De Niro et Al Pacino jouent ensemble dans le film mais peut-être aussi au cinéma en général. The Irishman évoque alors un temps qui nous échappe et qui mène inévitablement vers la mort.
The Irishman est effectivement baigné dans une atmosphère mortifère. Bien qu'il y ait des assassinats assez crus, la mort est souvent représentée par des métaphores religieuses : Scorsese illustre une exécution en filmant des fleurs dans une vitrine, figurant ainsi la sépulture. On ne prononce à aucun moment les termes « mort » ou « assassinat ». Quand Bufalino s'en va s'éteindre, il dit qu'il « va à l'église » ou le moment où Sheeran affirme à Hoffa qu'il est la prochaine cible de la mafia, il utilise l'expression « Les jeux sont faits ». Le climat funèbre est omniprésent dans la dernière partie du film avec des teintes très grisâtres, moroses ainsi que dans les lieux comme le cimetière ou l'hospice. Le personnage de Robert De Niro est montré en train de préparer et réfléchir à sa propre mort. Il y aussi une volonté de lutter contre l'aspect final du repos éternel: Sheeran refuse d'être réduit en cendres. « Que sommes-nous face à la mort ? » est une des interrogations essentielles du film. Le fait que l'on soit un criminel haut placé ne change rien à l'inéluctabilité du trépas: tout le monde, même le plus éminent des hommes, reste impuissant. Le patron du crime Bufalino tombe en décomposition comme ses semblables. Les inscriptions assez ironiques sur les causes de mort des personnalités importantes tels que parrain de la famille de Philadelphie servent aussi à porter cette idée.
Ces inscriptions servent aussi à signifier que tout le monde meurt les uns après les autres sauf le protagoniste. Ce dernier finit sa vie seul et abandonné par sa famille et ses amis. Les photos qu'il montre à l'infirmière sont le seul moyen de retrouver une certaine compagnie. Ce regard plein de nostalgie et de mélancolie détonne. C'est la première fois dans le cinéma de Scorsese que la figure du gangster devient émouvante. Et quand plus personne n'est là, le silence prédomine. Un Silence qui donna le titre du précédent film du metteur en scène qui illustre le terrible silence de Dieu face aux souffrances vécues en son nom. Le silence représente la culpabilité du personnage principal et cela est symbolisé par le rôle remarquable et quasi mutique de la fille de Franck Sheeran. Elle est consciente que son père a commis des atrocités et elle le lui rappelle avec des regards inquiets et teintés de reproche. Elle constitue presque une présence fantomatique pour Sheeran. Ce dernier a perdu sa famille et même un de ses meilleurs amis en raison de sa dévotion complète. Durant la dernière partie de sa vie, il prend terriblement conscience de sa vie emplie de péchés.
Sheeran porte un regard acerbe sur son existence. Le poids colossal de son désarroi le terrasse et il en vient même à tomber au sol dans une séquence. Cette idée était déjà sous-jacente dans le final de Les Affranchis où Henry Hill se désigne comme un « minable qui attend que ça se passe comme tout le monde». Là où Henry ferme la porte au spectateur, Franck Sheeran la laisse entre-ouverte comme s'il voulait susciter une certaine pitié. Le regard caméra final est bouleversant car il nous confronte à la tristesse infini du personnage.
Bilan: Avec The Irishman, Scorsese se démarque de la figure archétypale du gangster obnubilé par l'argent et la drogue pour proposer une réflexion introspective épatante sur un homme de main rongé et usé par la vie. Scorsese pose donc un regard mélancolique sur le passé en réunissant ces idoles d'antan pour ce qui semblerait être un dernier tour de piste.