Voir le film

J'ai beaucoup de retard à rattraper concernant Scorsese, tant que je ne perdrai même pas de temps à énumérer les films que je bous de voir. Mes lacunes cependant ont peut être nourries le visionnage de The irishman tant celui-ci sonne la cloche lugubre de la fin d'une ère. Ma mère m'a rejoint au visionnage de la dernière heure, peut être le tournant d'une époque, moment partagé entre celle qui grince de voir De Niro s'écrouler au sol malgré l'appui d'une canne et mon esprit embrumé à la seule idée que des vies entières à l'intensité romantique délirante soient passées sans que rien ne change, pire, qu'elles ont disparu tandis que tout s’adoucit. Spoilons le dernier plan du film, sautez cet encart si vous voulez le garder secret, ce qui serait pas mal vu sa puissance : De Niro dans un encadrement de porte éclairé par la télévision grésillante. Difficile de ne pas penser à une sorte de requiem discret, un tableau tout entier dédié à l'absorption d'une idée du cinéma par le petit écran. Car c'est bien sur Netflix que ce chapitre final de la saga invisible du cinéma de la mafia, peut être plus largement une histoire du cinéma d'auteur, se clôt sans beaucoup d'espoir pour le lendemain.
Heureusement, si personne ne vient rendre visite à Frank Sheeran dans ce dernier acte, peut être que ce dernier plan que nous voyons saura nous donner, à nous, un peu d'espoir. Oui, on est un cran au dessus de la nostalgie générationnel de la nouvelle trilogie Star Wars. Les épisodes 7 et 8 (pas vu le 9 encore) sont des objets mi filmiques mi sérielles, ce qui est marqueur d'une époque et en aucun cas entache la qualité dramatique et esthétique de ces œuvres (je défend toujours Le réveil de la force). The irishman lui est cependant une éloge, un tombeau du cinéma, tout entier cinéma, étude d'un jeu élastique des temporalités qui se déploie dans la salle obscure (et peut se reproduire dans un salon en prenant cette forme fleuve de quasi mini série rythmée par le parcours sur la route de Detroit), du montage sens et de la forme force, de la musique comme écrin plus que comme surlignage de l'émotion, bref, un rappel de ce qu'imprime en nous le film comme temps scellé. The irishman est l'exploration conjointe d'un récit, celui de l'éternel entrée / sortie dans le monde des mafias, et du récit de ce récit ; aujourd'hui, alors que le crime organisé mute, que reste-t-il des idéaux familiaux romantiques ? De liens du sang inconditionnels ? Même les plus vieux trahissent leurs principes qui perdent progressivement leur sens au travers du corps résilient de De Niro. Même le visage (parfaitement) rajeuni, son corps lourd et claudiquant annonce la déliquescence finale.
Voir ce chant du cygne, c'est concevoir la Fin selon un artiste d'un autre temps et le bilan de tout ce qui a changé dans les têtes : quand je parle d'idéaux romantiques, c'est avec toute la nostalgie absurde d'un enfant du siècle cynique. Et pourtant en bon moraliste au cœur bien placé, Scorsese rappelle que l'attrait de l'image et du succès au sein du groupe est le piège millénaire de l'homme le plus simple, celui qui obéit (à ses idoles, à son instinct paternel, à ses pulsions...). Aujourd'hui, cet homme, c'est celui qui clique, entre deux séries, sur une vignette de The irishman et regarde le film noyé dans un flot audiovisuel continu, persuadé d'être heureux ? On reste au stade de l’interprétation, mais il me semble que la place rare de la musique, la matérialité bien moins ostentatoire des personnages qui savent apprécier les choses simples (les glaces de Pacino, la caisse de De Niro qui coûtera bien chère...) trahissent chez Scorsese une déception, celle de voir succéder à l'ère du juke box et du vinyle, celle qui a nourri les séquences endiablées des Affranchis où de Mean streets dont j'ai vu des extraits très clippesque (https://www.youtube.com/watch?v=WZ7UwnfQ2nA) une ère du monstre audiovisuel, qui a fait du cinéma une sorte de totem qui inspire en vrac les vidéos, séries, émissions sans plus avoir sa propre identité si ce n'est référentielle. Scorsese, plus sec, plus frugal, plus tarkovskien que jamais, assèche l'expérience en une ligne claire et grise, iconise sans être poseur, maintient par la seule force de fascination au stade de cette simple question : que vois-je ?
C'est toute l'ampleur, ambiguïté, beauté de ce dernier plan qui nous rappellent que les cicatrices ne changent pas d'adresse, que leur seul marque doit nous instruire, car elles ne se rouvriront pas, plus. Finalement, Sheeran est l'incarnation du silence témoin scorsesien, celui qui regarde cette incursion tarantinienne à l'arrière de la voiture tandis que discute la jeune garde que représente Jesse "Breaking Bad/ Black Mass/ Fargo la série" Plemons au volant, une jeune garde dont le père, Al Pacino, fantasme lui revenu du Parrain de Coppola, diffuse sa force tranquille dans un univers toujours plus méfiant envers la confiance en soi. Dur de ressentir la mélancolie de The irishman sans se connecter à une idée du cinéma qu'il véhicule. Mais difficile aussi de trouver quelque chose de "plus" à dire que ce que Scorsese n'a pas déjà délivrer avec force et vitalité. Dans délivrer, il faut entendre extraire de ce qui demeurait enfermé au monde : donner forme à la simplicité du mal qui le ronge, dessiner clairement les contours hier d'une mordante ironie qui punit les orgueilleux dans La valse des pantinsLes affranchis, aujourd'hui de la langueur fardée, celle qui illumine les intérieurs qui ressemble à des décors singeant l'autre temps de The irishman. Toute idée du monde implique de croire en un langage pour l'échanger : aujourd'hui, que représente le film de mafia autre qu'une langue morte sur les cendres desquelles se sont bâtis, pourquoi pas, les films de super héros ?
Alors Scorsese multiplie dans le film les explosions de voitures, les "fuck" et "cocksucker" et les sourires contrits : il reste un peu d'universel jouissance régressive dans le repoussement de l'inévitable, surtout si on le fait ensemble, pourquoi pas au cinéma (où à la maison, donc). Les héros du passé, ceux-vu de la fenêtre de Henry Hill où celui qu'incarne à contre emploi De Niro dans Joker récemment ne sont plus cependant la seule illusion fatale : l'avenir est désormais sclérosé.
Le sens du futur, celui duquel on lance les flash backs, c'est celui d'un être qui s'est oublié dans sa propre légende. Au montage comme outil post moderne, Marty s'est progressivement ouvert à une douceur classique. La fièvre d'une civilisation qui masque les ténèbres humaines dans Raging bull par des coups de poings subitement ralentis où au travers des transes mi punks mi jazz de Taxi Driver se métamorphosent en amer mouvement conjugué à l'imparfait d'un esprit trop étroit pour absorber son propre potentiel à la bonté (comme déjà dans Le loup de Wall street ou le film, extension de l'ego de Belfort abdiquait devant le triomphe de la morale). Le mouvement est inverse : alors que l'enfance infusait dans les histoires d'icares rock n' roll des premiers temps et offrait de superbes études de personnages en plein récits d'apprentissage, les derniers films de Scorsese s'intéresse à l'après comme boucle ouverte, la répétition cachant la déchéance (d'où ce possible renversement entre l'enseignement du démon matérialiste devenu recherche d'un vide spirituel). Ainsi peuvent s'expliquer les renvois aux tropes habituels du film de gangster voir à d'autres films de Scorsese ; ils doivent être bien plus nombreux que ceux que j'ai vu, mais j'ai remarqué qu'on retrouve la cuisine parcourue en un long plan séquence reptilien des Affranchis, mais cette fois pour un languide dialogue évasif en champ contrechamp où "Oui oui, je sais", si bien qu'on se demande ce qu'on fait encore là. Le temps long comme épreuve du doute intérieur : tarkovskien, vous dis-je (un peu, pas trop, ça reste très écrit, mais un peu quand même)
En faisant parler la poudre avec classicisme mais chien, Marty peut proposer un vide, un indicible dans le connu, et ainsi nous faire poser les yeux sur ce qui est là, ce qui a toujours été là sans qu'on le voit. Que cache la loyauté de Sheeran, le professionnalisme mélancolique de Russel "Joe Pesci" Buffalino, le mutisme contrit de Peggy "Anna Paquin" Sheeran, les ambitions unioniste de Jimmy "Al Pacino" Hoffa qui à la fin rappelle que la seule chose qui importe c'est que "C'est mon syndicat", sinon un cruel manque de reconnaissance ? Tout du long les films de mafia n'auront été que des fuites en avant au nom de l'amour impossible. L'amour qui déborde des yeux de De Niro, s'efforçant de rester stoïque lorsqu'il doit affirmer au téléphone que tout va bien, tout va bien aller alors que les larmes lui monte. Scorsese affine dans ce combat non plus entre le Bien et le Mal mais le Cœur et le Monde une terreur de l'abstraction qu'a notamment amené le gonflement boursouflé de l'instinct politique chez l'homme moderne.
Dans une guerre d'intérêts politiques (et donc bas comme le reste des instincts camouflés en civilités, ce qu'incarne le prétentieux Tony Pro), plus grand chose ne distingue un coup bas d'un autre et c'est seulement la rage de devoir trahir les siens qui fait sursauter la vie de Sheeran. La société dans tout ça ? Une suite de convergences malheureuses qui déclenchent le fiasco de la Baie des cochons où la mort de Kennedy sans que la vie des uns et des autres ne bouge vraiment : si la nuit nous appartient, c'est parce que la société n'a pas de visage et personne pour l'inspirer, pas même un Al Pacino époustouflant de flegme blasé. Dans cette spirale où plus rien n'inspire et plus personne n'a rien à dire, les bains de foules, filmés au ralenti où en un bloc de visages fanatiques rappelle les inquiétudes de Costa Gavras dans ZL'aveu où la politique n'est que l'arrière plan d'une tragédie humaine. Chez les deux auteurs, relativement contemporain se chevauche le même souci d'un cinéma pour réanimer la parole : éminemment engagé chez Gavras, le 7ème art est pour le briscard de Little Italy la célébration vivace de l'instinct comme pulsion de vie, en attendant l'amour.
Et là me viennent les mots qui ferment le barré Ready Player one d'un conjoint du Nouvel Hollywood de Scorsese, : Steven Spielberg, à son alter ego amblinien Wade Watts faisait dire texto, avec son habituel lyrisme ludique et un poil grotesque (mais c'est ça qu'on aime) : "Il n'y a rien de mieux que le réel."
Nous voici aux temps où ces grands auteurs de cette époque font leurs adieux (bientôt Megalopolis de Coppola !), dans des films testament qui secouent tout un imaginaire pour rappeler dans un rebond que le cinéma ne mourra que lorsqu'on oubliera qu'il ne s'agit pas de salle pour le regarder, d'un studio où d'un casting pour le crédibiliser. Mais d'un regard à forger film après film, pour qu'un langage secret se perpétue, un langage du pardon et du partage des clés de décodage des cœurs du passé. Vous savez ce qui serait pas mal ? Qu'on les écoute religieusement, et qu'on continue le combat pour eux. On est venu aux nouvelles voir si De Niro aux cheveux blancs allait bien, visiblement nous sommes les derniers, et on a laissé la porte entrouverte pour qu'un temps encore, on puisse le regarder. D'ici à ce qu'on prenne sa place, il faudrait accomplir quelque chose, histoire qu'un jour, nous aussi, on raconte notre temps.

JeVendsDuSavon
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le 23 déc. 2019

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