The Irishman raconte, dans un contexte d'après-guerre, l'intégration et l'ascension sur plusieurs décennies d'un malfrat d'ascendance irlandaise au sein de la pègre italo-américaine. D'abord tenu à de menus travaux puis prenant peu à peu des responsabilités particulières en partie du fait de sa neutralité ethnique, son ascension sera marquée par divers meurtres traités avec une légèreté pleine d'ironie, et diverses opérations illégales dont l'unité et la fluidité seront assurées par un montage rythmé et une voix-off didactique. Malheureusement pour notre anti-héros, sa vie prendra un tour tragique lorsque la violence du monde sous-terrain auquel il appartient le forcera à choisir entre sa survie et ses valeurs.
Ce résumé un tantinet biaisé pourrait laisser penser que The Irishman est une copie éhontée des Affranchis ; n'exagérons rien : oui, la structure du récit, la nature des événements, et le style employé présentent... des similitudes. On y trouve le même souci du rythme : voix-off apportant du liant à l'intrigue et permettant d'accélérer l'écoulement du film aux moments opportuns, découpage en actes de la vie du malfrat, plans séquences venant poser le récit l'espace de quelques secondes, ironie du montage et du cadrage qui n'attachent pas l'importance qui leur est due à certaines exactions - dans The Irishman, ça prend la forme d'une évocation succincte d'une voiture qui explose, d'un cycle d'armes en tous genres jetées à l'eau, ou d'un travelling latéral qui s'arrête à peine sur le meurtre qui est en train d'être commis - et tant d'autres choses encore. Similitude de ton et d'approche.
Mais la nature du projet n'est pas la même. Les Affranchis, à travers un narrateur qui la caractérise, avait pour ambition de raconter la Pègre. Ce n'était pas tant pour ses qualités d'individu qu'on suivait l'histoire à travers le regard de Henry Hill, mais au contraire pour sa valeur de symbole, symbole d'une ambition démesurée qui mène nécessairement à l'effondrement, symbole d'un système, symbole d'une société et d'une époque. Goodfellas, son nom l'indique, racontait un groupe. The Irishman, une personne.
Et une personne qui n'a pas grand-chose à voir avec Henry Hill. Franck Sheeran, en effet, est loyal, maladivement. Plutôt taciturne, il a un caractère de soldat, suit scrupuleusement les ordres, en sachant qu'il s'en trouvera récompensé, et il tue donc vite, bien, et surtout sans réfléchir - raison pour laquelle la caméra ne s'arrête jamais vraiment sur les meurtres. Mais évidemment, dans le monde qui est le sien, rien n'est aussi simple. Les valeurs sont chamboulées, corrompues, et cette loyauté s’avérera à double tranchant, lui imposant finalement de faire face à un dilemme quasi-mythologique, de choisir quel père tuer. Ce sont là, bien sûr, les prémices idéales pour traiter du thème réel du film, à savoir la vieillesse ; les choix qu'on a faits, les regrets qu'on en a, ce qui reste quand on n'a plus que la mort à attendre. C'est donc naturellement que le film sera non seulement amené à se concentrer avec plus d'insistance que jamais sur le destin et la psychologie d'un seul personnage, de raconter les grands tournants de sa vie afin d'en faire le bilan, avec lui, à la fin ; mais aussi d'adopter un rythme plus posé que les Affranchis. Les structures se font profondément écho, mais The Irishman raconte son histoire moins nerveusement, moins frénétiquement, avec plus de stabilité ; on pourrait dire de monotonie. Les Affranchis était un rock, The Irishman sera une valse.
Dans ces circonstances, le ratio d'image 1.85:1, bien que probablement un peu forcé par Netflix, est un choix pertinent, car il permet de laisser plus de cadre au personnage. Certes, les scènes de fêtes, de bars ou de restaurants aux éclairages tamisés, de performances artistiques de cabaret, sont aussi de la partie ; mais elles se font à taille humaine, laissent plus de place aux protagonistes. Les groupes apparaissent moins fréquemment, et les conversations intimes ou les moments d'isolation, beaucoup plus ; les tables ne sont alors souvent plus le théâtre des discussions que de deux ou trois convives. Si Henry Hill endossait le rôle d'observateur de la mafia, dans The Irishman, la mafia elle-même est moins présente, et Franck Sheeran est avant tout acteur de sa relation avec un mafieux, Russell Bufalino. Les plans se font ainsi plus larges, la caméra prend plus de recul, comme pour exprimer celui que prend le narrateur vis-à-vis de sa propre vie : ce n'est plus le personnage qui observe son environnement, mais le film, instrument de la pensée du narrateur, qui observe le personnage. Une nuance qu'on retrouve dans la structure elle-même du grand flash-back que constitue l'histoire : si les Affranchis débutait au moment où tout bascule, cette séquence servait avant tout d'introduction in medias res et était comme située en-dehors du récit, car complètement ignorée par la narration verbale. Dans The Irishman, ce pivot narratif est bel et bien celui dont le narrateur cherche à se souvenir, et la grande remémoration des événements qui précèdent est vécue au sein même de cet épisode, qui devient par conséquent la charnière structurelle et formelle du film.
Ces quelques nuances établies, ne nous le cachons plus : The Irishman est un rappel permanent aux Affranchis - en tout cas dans ses trois premiers quarts. En moins bien. Plus mou. Allez, j'ose le dire : pisse-froid. Si Scorsese a toujours su exprimer sa patte en réalisant des films aussi différents que Taxi Driver, New-York, New-York, After Hours ou The Aviator, c'est qu'au centre de ses récits, il y avait une figure passionnée, obsédée, qu'il savait faire vivre. Franck Sheeran, au contraire, est comme absent de sa propre histoire. C'est une bête docile, empreinte d'une mélancolie morne, bornée. Il lui manque le doute à fleur de peau de Newland Archer, son attention aux détails, ses hésitations. Il lui manque le temps long. Scorsese n'assume pas son parti-pris ; son film sera un peu plus lent, mais restera divertissant. Il sera un film sur le passage du temps, où on ne ressent pas son effet. A contrario, il y aura certes toujours des personnages hauts en couleurs, truculents, des "cocksuckers" doublés de "motherfuckers" surexcités, des gimmicks à la fois violents et comiques - comme l'obsession d'un certain personnage pour la ponctualité - ; mais plus de "Funny how ?", car après tout ça n'est pas le propos. Et c'est tout le paradoxe de The Irishman, car je ne dirais pas que c'est un mauvais film, un mauvais film ne m'aurait pas tenu 3h30 sans que je me disperse. C'est juste un film qui ne propose pas grand-chose de plus. Qui ne joue pas sa carte à fond. Une redite plus fade d'un chef-d'oeuvre aujourd'hui trentenaire.
Et puis il y a ce dernier quart, qui se décide enfin à sortir la courte focale et la caméra fixe. Le film ralentit. Il y a d'abord le déroulement de l'acte odieux lui-même, lancinant, dégoûtant. Et il y a ses conséquences ; les autres personnages qui se font de plus en plus rares dans le cadre au fur et à mesure que le temps passe, l'environnement de plus en plus écrasant, l'isolation plus prégnante. C'est dans ces enchaînements de plans épurés que la vérité du film s'impose, un peu trop tardivement malheureusement. Cette esthétique faite d'économie et d'abstraction qui fait la part belle au décor, elle rappelle un peu celle des frères Coen ou des Coppola les plus récents. Néanmoins, Scorsese n'invente rien, il ne fait que traiter l'amertume et le regret par l'isolation comme beaucoup d'autres avant lui, et après 3 heures de film, on reste un peu sur sa faim d'avoir si peu de profondeur thématique et esthétique à se mettre sous la dent.
J'espérais comme beaucoup que Scorsese ne jouait sur les liens évidents avec les Affranchis que pour mieux s'en éloigner, il n'en fut rien. Ou en tout cas, ce ne fut pas suffisamment le cas. 30 ans plus tard, The Irishman sonne mi-reboot, mi-suite, comme si on voulait reprendre les Affranchis là où on l'avait laissé, mais qu'il fallait faire un rappel un peu bâclé de 2h30 avant d'entamer l'intrigue.
Au final, le film m'a fait l'effet d'une accumulation de poncifs scorsesiens déroulés dans l'hésitation, presque dans la gêne, et pour la première fois de sa filmographie, je ressors d'un de ses films avec une sensation de vide. Pour la première fois, j'ai l'impression que Scorsese n'a plus rien à dire.