De Mean Streets à Casino, des Affranchis à Gangs of New York, Martin Scorsese a porté le genre du film de gangsters à son incandescence en lui offrant un univers devenu culte, bâti sur des codes mémorables : héros survoltés, torturés, en guerre contre la société, montage nerveux, explosions de violence foudroyantes, voix off narrative héritée du film noir, bandes originales baignées de rock ‘n’ roll. Affublé d’une équipe de choc ayant contribué au rayonnement de son cinéma (Irwin Winkler à la production, Thelma Schoonmaker au montage, Robert De Niro et Joe Pesci au casting), c’est pourtant en véritable croque-mort du genre que Scorsese nous propose The Irishman. Un classique instantané du cinéma de gangsters mais sous la forme d’une fresque terminale, d’un recueillement sépulcral.
L’âge d’or des mafieux est révolu. Finis les jeunes rebelles fougueux défouraillant à tour de bras. Finies les pétarades sous cocaïne. Finies les joutes verbales frénétiques où les fuck crépitaient comme les balles d’une sulfateuse. Finis les destins tragiques prématurés crevant la pellicule tels des météores. La fureur s’est muée en une triste méditation sur le temps qui passe, la mort, les regrets. Frank Sheeran, personnage pilier incarné par un Robert De Niro effarant de retenue, s’érige comme l’antithèse du gangster à sang chaud, toujours tourmenté, tiraillé entre sa nature loyale, soucieuse, et les sordides impératifs liés à son statut d’homme de main, tandis que Russell Bufalino, son mentor, interprété par un Joe Pesci à contre-emploi, se fait la figure d’un pragmatisme impassible, et que Jimmy Hoffa (Al Pacino), patron obnubilé par le syndicat qu’il a fondé, souffre d’une obsession pour la méticulosité de son planning, allant jusqu’à la phobie des retards. Le rapport au temps de chacun conditionne toute la structure du film, offrant à la narration de belles errances mémorielles à la manière des souvenirs du Noodles d’Il était une fois en Amérique. S’il emprunte volontiers la stratification énonciative, toute proustienne, du monument de Sergio Leone, le film de Scorsese en restitue surtout la lancinante mélancolie, à travers une majestueuse esthétique crépusculaire (désaturation de l’image, ajout subtil de grain, chromatisme presque sépia) et un rythme contemplatif mais hypnotique au service d’une rêverie angoissée sur la fuite du temps, la vieillesse inéluctable, la mort de nos proches, les remords dévorants d’une vie de meurtres et de mensonges.
Si The Irishman se donne à voir comme l’entremêlement de trois degrés d’histoires – celle des personnages, intime, celle des États-Unis et celle du cinéma – le lien en filigrane, le fil rouge tenace qui les réunit est incarné par Frank Sheeran, témoin privilégié d’une époque expirée dont il perpétue les derniers échos. Narrateur en voix off de sa propre destinée, il se révèle in fine comme le relais intradiégétique de Scorsese lui-même, une figure de passeur, dans tous les sens du terme, lui permettant de rendre un dernier hommage à un cinéma presque disparu, un cinéma qui prenait le temps de raconter. La durée de The Irishman (210 minutes au compteur), à l’image de son rythme alangui, toute comme la récurrence d’une symbolique religieuse, témoignent du dévouement éperdu, de la dévotion du réalisateur et de son équipe au film lui-même, posture ô combien admirable à une époque où ce sont les films qui se voient dévoués au cahier des charges d’un cinéma de pure consommation. Œuvre d’une maturité aussi vertigineuse que poignante, The Irishman est un thrène, une oraison intimiste et tragique, une sépulture somptueuse, un mausolée invincible à la gloire de l’art(isanat) cinématographique.
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