Après The Act of Killing (2013), qui mettait en scène des bourreaux se mettant en scène au travers de récits ostentatoires héroïsant leurs méfaits, Joshua Oppenheimer se replonge dans le génocide indonésien des années 60, cette fois-ci sous l’angle des victimes, et de leur confrontation avec les meurtriers, pour la plupart encore à la tête du pays. The Look of Silence s’inscrit dans les pas d’Adi, un jeune homme venu au monde juste après les massacres pour remplacer la perte d’un grand frère torturé puis exécuté. En ce sens, Adi est un fruit du génocide – de cette profonde béance est née une volonté inflexible, celle de lever le voile sur le passé traumatique d'un pays muré dans le silence et la peur, au mépris de sa propre sécurité. Aussi, The Look of Silence est-il constamment sur la corde raide, sous le joug d’une menace lourde et plurielle – un film en danger, où le protagoniste, mais aussi toute l’équipe de tournage, a pris un risque pour concevoir chaque image.
L’architecture du projet se révèle assez linéaire et transparente, fondée sur une succession d’allers-retours entre le « camp » des victimes (Adi et sa famille, quelques voisins du quartier), et celui des bourreaux, puis de leurs familles. Ce cloisonnement affirmé par l’agencement signifiant des séquences se trouve réitéré à l’échelle des cadrages eux-mêmes. En effet, lors des conversations avec les meurtriers, le cinéaste a recours au motif privilégié du champ/contrechamp, postulant dès lors une impossible réunification, chacun étant à jamais séparé par les tracés du cadre. En ce sens, The Look of Silence constitue une sorte de « western documentaire », empruntant au genre son motif le plus archaïque : le duel.
Ce systématisme dans la manière de conduire les entretiens n’est pas sans poser problème : la parole d’Adi, chargée de dévoiler la vérité, laisse toujours place à ce silence profond et intenable, accusateur même, censé pousser les bourreaux dans leur dernier retranchement, mais se heurtant à chaque nouvelle tentative sur un bloc d’impassibilité. Ces confrontations de regards entre le bourreau et la victime indirecte, pour saisissantes qu’elles soient (la caméra d’Oppenheimer scrutant le visage des « monstres », à l’affût d’une expression qui trahirait leur humanité), participent d’une logique performative assez éloigné de la pudeur que nécessite un tel sujet. Étouffantes, mais surtout sentencieuses, elles traduisent cette volonté manifeste de créer de la durée pour faire éclater les attitudes et les masques outrés derrière lesquels se réfugient les responsables des massacres. De fait, la caméra de The Look of Silence n’est pas tant témoin qu’actrice de la situation – elle est cet œil qui fixe et pointe sa cible pour la pousser à réagir. Une telle stratégie serait abjecte s’il ne s’agissait pas de faire plier le sujet filmé pour, in fine, chercher à lui rendre son humanité. Ce volontarisme de la mise en scène, que d’aucuns pourront juger complaisant, contamine également le reste du métrage, sans pour autant perdre en limpidité d’intention. Ainsi, quand Oppenheimer filme en gros plan le père infirme d’Adi, il faut avant tout identifier cette démarche, par-delà le caractère très cru de la monstration, comme une tentative de traquer sur un corps, un visage, les stigmates de ce trauma historique qui hante encore les Indonésiens.
Alors certes, The Look of Silence navigue en eaux troubles, parfois rattrapé par les moyens sensationnalistes auxquels il a recours pour traiter son sujet. Il n’est finalement jamais plus juste et bouleversant que dans ses formes les plus dépouillées, lorsque l’auteur laisse soin à son interlocuteur de lire entre les lignes. Un plan sur un fleuve paisible, et tous les cadavres qui y furent jetés près de cinquante ans auparavant semblent remonter à la surface ; un autre sur une charpente couverte de toiles d’araignées, et ce sont tous les cris de souffrance et de désespoir qu’elle abrita jadis qui retentissent dans l’esprit d’un spectateur hagard.