La transe, Morgan Neville connaît. A peine remis du documentaire consacré au guitariste pour le moins extrême des Rolling Stones, "Keith Richards : Under the Influence" (2015), il reprend en main le projet qu'il accompagne depuis 2000, année de la fondation, par le violoncelliste chinois en exil Yo-Yo Ma, du Silk Road Ensemble, réunion d'une cinquantaine de musiciens virtuoses, tous issus des pays traversés par la Route de la Soie. Pays fréquemment sinistrés, ayant connu ou traversant encore guerres, révolutions culturelles, conflits, populations déplacées... Quid de la musique, face à ces déflagrations du monde ? Quelle survie sera possible pour elle, quand les instruments traditionnels sont volontiers remplacés par les armes, voire purement et simplement détruits ? Plus encore, de quel sens, quel poids, quelle mission, pourra-t-elle se voir investie ?
Après une ouverture explosive qui confronte le spectateur à une performance en plein air de cet Ensemble, sur les rives du Bosphore, le film entreprend de remonter aux sources, en suivant le parcours de certains de ces musiciens, figures fascinantes par lesquelles la caméra s'est visiblement laissée séduire, nous entraînant dans cette pâmoison. Entremêlant images tournées à la fondation de l'Ensemble et images récentes, Morgan Neville ne recule pas devant le fait de faire rebrunir, au plan suivant, une chevelure abondante que nous avons vue poivre et sel au plan précédent, chahutant volontiers la chronologie humaine et bondissant vers l'enfance ou la jeunesse des personnages aussi aisément que vers leur présent : qu'importe en effet cette écume temporelle, quand seul compte le diable de rythme qui traverse la musique et la propulse vers son accomplissement ?
Des scènes de concert, dionysiaques, ponctuent les interviews singulières des musiciens et la restitution de leur parcours : se dégagent ainsi le visage du magnétique joueur de kamancheh, l'Iranien Keyhan Kalhor ; la volcanique joueuse de gaïta, la Galicienne Cristina Pato, surnommée par les siens "la Jimmy Hendrix de la gaïta", instrument qui ressemble, pour le profane, à une cornemuse ; la délicate Wu Man, joueuse chinoise de pita, aux doigts aussi fluides et rapides qu'une eau de torrent ; le très sensible clarinettiste syrien Kinan Azmeh, incapable d'oublier les siens et de s'installer dans le confort d'une vie reconstruite ; et bien sûr le maître d'œuvre de ce prodigieux assemblage, le Chinois Yo-Yo Ma, qui fait chavirer arbres et auditeurs lorsque, solitaire, il s'installe dans un parc new-yorkais pour y interpréter les Suites pour violoncelle de Bach. Les épreuves traversées, parfois encore éprouvées dans le présent, sont exposées avec acuité et pudeur et l'on en vient presque à nourrir le sentiment que ce sont toutes ces douleurs qui, concentrées par l'expérience et par la virtuosité d'un art, jaillissent avec fureur et éclat dans une musique folle, qui vous redresse la colonne vertébrale en même temps qu'elle vous enlace de ses sinuosités.
On ne peut s'empêcher d'avoir une pensée pour l'autre magnifique documentaire musical, "No Land's Song" (2015), de l'Iranien Ayat Najafi, dans lequel l'émotion communiquée par la musique était d'autant plus forte que l'on mesurait de quel impossible elle avait dû s'extraire.
Plus que n'importe quel opium idéologique, ces films transmettent le combustible sans doute le plus nécessaire à l'humanité : l'espoir, l'élan vital ; moteurs que la raison condamne parfois, et qui ne peuvent alors se remette en mouvement que sous l'impulsion d'une transe obstinée.