Un volcan
En vérité, Lumet est un cinéaste que je redécouvre. Et « The Offence » m'a séché comme un uppercut à la pointe du menton, alors que je ne m'y attendais pas, que j'avançais, jovial. J'ai les yeux...
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le 21 mai 2014
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« […] la Dreamachine inventée par Brion Gysin et Ian Sommerville en 1960 […] agit là directement sur le cerveau. […] L’investigation et le déploiement de la psyché ont donné naissance au cinéma psychédélique, couramment rattaché aux années 1960 et 1970, mais qui connaît des prémisses bien antérieures : les formes abstraites générées par ordinateur des frères Whitney dans les années 1950 ou mêmes les expériences d’Abel Gance dans La Folie du Dr Tube en 1915. Car en effet, c’est une des ambitions du cinéma depuis ses débuts que de donner une image exacte de la psyché pour construire des films-cerveaux, ou des films qui donneraient une image exacte de la perception subjective » écrit Vincent Deville dans son livre Les formes du montage dans le cinéma d’avant-garde.
Dès le premier plan The Offense intrigue le spectateur : une forte lumière blanche se dégrade progressivement pour rester dans une sorte de halo en surimpression d’un panoramique d’un policier anglais en train de traverser un commissariat. Le plan est au ralenti comme tous ceux qui suivront jusque quasiment au premier crédit du générique d’ouverture. Nous pouvons remarquer que tous les plans qui précèdent le générique sont filmés en panoramique et balayent toujours le décor en suivant des personnages.
Ceci donne un aspect visuel très étrange car plusieurs dynamiques de mouvement et d’immobilisme s’entrechoquent : mouvement de la caméra et des personnages mais immobilisme de la position de la caméra et de nous spectateurs, tout cela renforcé par le ralenti.
Sidney Lumet met en place une série de contrordres et d’oppositions qui mettent à mal le spectateur et provoquent une position inconfortable pour lui. D’autant plus que durant les deux premières minutes nous ne voyons pas Sean Connery, ce qui donne un sentiment d’impatience et d’incompréhension étant donné la star qu’il était à l’époque.
Nous naviguons entre trois policiers semblant avoir entendu quelque chose de suspect. Une quête pour trouver la source du bruit se met alors en marche, chacun cherche puis se ils retrouvent dans le même couloir, ils s’engouffrent dans une pièce où l’on aperçoit l’inspecteur Johnson au dernier plan. Nous allons nous arrêter là pour le moment dans l’analyse du récit. Nous remarquons que la profondeur de champ est utilisée assez souvent jusqu’ici, ce qui offre une meilleure idée de l’agencement du commissariat malgré la fixité des panoramiques.
Mais Lumet profite au mieux de cette profondeur lors de l’apparition de l’inspecteur Johnson car il continue dans sa démarche de faire patienter le spectateur de la star Connery en le plaçant au fond du plan qui compte quatre couches successives :
- Un policier attendant devant la porte
- L’encadrement de la porte
- Deux inspecteurs dans la pièce
- Le personnage de Sean Connery qui est cadré par les deux inspecteurs en plus d’être flou
Ce plan est composé pour que chaque élément mène à naturellement voir le personnage de Connery en premier car c’est le seul que nous n’avons pas vu jusqu’alors, qu’il est visible de plain pied et vers le centre de la composition.
Le second plan de l’inspecteur Johnson est plus près mais toujours loin de lui, la caméra est placée dans un coin du haut de la pièce de façon à le voir de profil. On soupçonne un petit bond dans le temps de quelques secondes avec le plan précédent car il est en train de se débattre contre l’un des inspecteurs pendant que deux policiers à terre se ressaisissent, un corps est étendu entre les deux qui lui ne semble pas bouger. Une fois l’inspecteur mis à terre lui aussi, Johnson tourne complétement le dos à la caméra comme pour se préparer à remettre le couvert avec les deux policiers à terre. Mais l’analyse ne serait pas pertinente sans évoquer la musique de cette première partie de séquence, indissociable de l’image.
Si la mise en scène de Lumet est très surprenante pour un polar, la musique la place directement dans l’expérimental. Composition de Harrison Birtwistle, elle nappe les images d’une aura d’une dimension inquiétante. Les sons In sont également amplifiés, comme le bruit suspect qui attire les policiers, des voix d’enfants indistinctes (en Off) se mêlent aux voix des policiers (en In) qui sont tellement amplifiées et ralenties que l’on croirait entendre des monstres.
Dans une interview , Birtwisle confie que les insertions de ces morceaux qu’il nomme « Wildtracks » ont été faites très librement, selon son bon vouloir et celui de Lumet évidemment. Nous entendons des instruments difficiles à identifier mais qui passent de notes légères à des notes très graves et plus rapprochées. Mais la séquence entre ensuite dans sa deuxième partie qui se veut radicalement différente de la première à mesure que la caméra se rapproche de Sean Connery et que la musique s’amplifie.
En effet, Lumet décide de filmer l’inspecteur Johnson en travelling avant jusqu’à arriver à un gros plan où l’on entend la première réplique distincte du film « My God… Oh my God ! ». Le processus est d’autant plus frappant que pendant le travelling avant, le ralenti s’estompe, le halo blanc en surimpression disparaît et la musique se mute progressivement en alarme In. Par ces biais, le film prend un réalisme qu’il avait jusque là mis de côté et laisse aux spectateurs le sentiment d’être déphasé, comme s’ils étaient passé d’une dimension étrange à une nouvelle qui colle à notre réalité.
Ce choix de la première réplique traduit bien ce retour au réel car après les voix modifiées à l’aspect monstrueux, le personnage de Sean Connery recouvre une parole normale en même temps qu’il prend conscience de la gravité de ce qu’il vient de faire : il se recivilise. D’autant plus qu’à ce moment-là du film, nous pensons légitimement qu’il vient de tuer un homme, victime qui serait le corps non identifié gisant entre les deux policiers à terre plus tôt.
Puis vient le générique se déroulant sur une série de plan d’ambulanciers en train d’escorter le corps de la pièce où le drame a eu lieu jusque dans l’ambulance puis roulant dans la rue. Lumet choisi une fois de plus de marquer une différence avec la partie précédente de la séquence car il met un terme aux mouvements panoramiques fixes pour maintenant filmer en travelling ainsi qu’en grue pour le dernier plan. Là où avant le spectateur avait un statut d’observateur, la caméra balayait en effet un environnement et il regardait simplement ce qu’il y avait dans le champ, Lumet met maintenant le spectateur dans l’action par la caméra suivant plus organiquement le corps inconscient et qui plus est sans musique extradiégétique.
De plus, le générique renforce également l’aspect de deux séquences en une seule car c’est comme si le halo blanc surimprimé interdisait tout élément extérieur par sa singularité même alors que la deuxième partie, beaucoup plus classique dans sa forme était elle compatible avec un générique de début qui est une convention de cinéma.
Cependant Lumet sème le trouble dans la notion évoquée ici à plusieurs reprises de séquences dans une seule par le dernier plan de notre analyse qui constitue un plan de grue commençant par le corps inconscient transporté dans l’ambulance, le véhicule sortir du commissariat et enfin déboucher dans la rue. Raconté comme cela le plan n’a rien d’extraordinaire, néanmoins, au nom de Sidney Lumet au générique, le halo blanc ouvrant le film revient et se fait de plus en plus intense jusqu’à éblouir complétement, exactement comme au début de la séquence qui est donc bouclée, formant une unité.
La séquence d’ouverture de The Offence est à part dans le paysage cinématographique car elle s’inscrit à la fois dans l’expérimental et dans le réalisme. Sidney Lumet utilise ces deux aspects pour en créer un nouveau, hybride, qui déstabilise le spectateur et le prévient en sous-texte qu’il s’apprête à voir un film peu ordinaire. Sean Connery n’est pas traité comme une star car même si son apparition est évidemment mise en scène, nous sommes bien loin de celle élégante des James Bond qui l’avaient rendu célèbre et dont Connery voulait d’ailleurs se détacher.
Ici, l’inspecteur Johnson est dépeint seul contre tous, tel un animal en cage qui pourrait déchiqueter quiconque approche son bras près de lui et annonce par sa première réplique les thèmes de la responsabilité et de la culpabilité, chers à Lumet depuis 12 Hommes en Colère et Contre-Enquête (comportant lui aussi un policier ambigu) en passant par Serpico. Mais en même temps que la partie expérimentale disparaît de la séquence au profit d’un réalisme, Johnson semble retrouver ses esprits et prendre conscience de sa bavure : un homme est mort. Lumet sort son personnage d’une rêverie cauchemardesque en même temps que le spectateur de sa mise en scène fantomatique et distante.
La séquence suivante constitue une pièce manquante dans l’interprétation narrative car c’est elle qui nous fait comprendre que tout ce début est une prolepse qui mettra une trentaine de minutes avant de revenir à ce point là au niveau du récit. Le film n’aura alors de cesse de faire des allers-retours entre les séquences avant, pendant et après l’interrogatoire fatal du suspect. En réalité, l’inspecteur Johnson ne sortira jamais de ce cauchemar.
A travers cette séquence d’ouverture, nous voyons bien que le montage est une des composantes essentielles de l’esthétique du film. Toujours dans son livre, Vincent Deville écrit :
« Contre le montage « impuissant » qui laisse l’œuvre intacte s’impose désormais le démontage, qui en assure la dislocation salutaire et nécessaire. Par le terme « dislocation », notion centrale de sa pensée, Adorno nous introduit à la dimension négative et moderne du montage : le démontage de l’œuvre, ou l’œuvre comme démontage »
La dislocation est un des termes clés du film à vrai dire. Le spectateur est sans cesse baladé entre la même scène (celle de l’interrogatoire), désossée, remontée, et les flashbacks expliquant ce qui a mené à cela et les flashforward de Johnson la racontant à son supérieur. Il y a une volonté de bousculer la narration classique en racontant certes une histoire, mais différemment.
La géométrie est très caractéristique des films expérimentaux/abstraits comme chez Hans Richter ou Oskar Fishinger, mais ici ce sont les décors qui par leur étrangeté, leur irréalisme banal qui amènent le film vers l’expérimental. Ce halo qui apparaît tout au long rappelle ce qu’écrivait Moholy-Nagy :
« Photographier signifie écrire, dessiner avec la lumière, plus que dans le seul rendu des objets - comme ce fut presque exclusivement le cas jusqu’ici – c’est bien dans la maitrise de cette écriture que ce dessin lumineux, que réside l’essentiel du travail photographique »
A la dislocation, la géométrie s’ajoute donc la lumière, qui n’est pas présente seulement par ce halo, mais par les innombrables néons d’un blanc immaculé émaillant le film et redessinant les courbes de chaque pièce.
Mais ce halo est le signe d’autre chose également. En effet, il faut se rappeler que le film date de 1973. Pour les gens qui l’ont vu en salles à l’époque, ce halo était le signifiant d’autre chose du moins au début de la projection : un défaut de la pellicule.
Mais le film avançant, on se rend compte qu’il s’agit d’une manipulation de la pellicule et par là du spectateur dont il s’agit, ce qui est courant dans le cinéma expérimental. Néanmoins, si le rapprochement peut se faire sur la théorie, dans la pratique The Offence s’en éloigne, puisque ce genre de manipulation concernait surtout le dessin, comme chez Len Lye ou Harry Smith par exemple.
D’autre part, le film joue autrement avec ses spectateurs, et nous revenons aux décors, plus précisément ceux du commissariat. Etant adapté d’une pièce de théâtre, Lumet a dû vouloir rappeler son origine en procurant un aspect de chantier à l’endroit. En effet, on y remarque régulièrement des pans de murs manquant, des projecteurs bien visibles et des pièces entières désossées.
Ceci contredit par exemple l’une des prérogatives des futuristes pour qui le cinéma est un art à part et qui ne doit par conséquent jamais copier la scène. De même, dès ses origines dans les années 1910 et 1920, le film abstrait s’est montré comme la matière de construction d’un nouveau langage et d’une forme d’expression originale, fondée sur les propriétés spécifiques du médium cinématographique.
Je me suis concentrs sur sa séquence d’ouverture, car elle cristallise ce qu’est The Offence. Si Vincent Deville demande dans son livre : « Comment envisager un film dont je ne comprends pas d’emblée la structure ? […] Que faire d’images qui passent et s’enchaînent à d’autres, sans qu’aucun lien logique ne s’affirme ni ne s’impose, laissant supposer un pur arbitraire – irrecevable ? » et que Jean Mitry explique que « [l]e montage conçu comme la mise en ordre d’une succession de plans pris selon des angles et des cadrages variés fut la première grande innovation de Griffith » , il semble que le film de Lumet soit à la croisée des chemins, voire un compromis.
Il ne fait pas partie du « spectacle de masse, disposé sur le versant de la croyance, de l’émerveillement, de l’illusion » dont parle Deville en contradiction avec le cinéma expérimental mais n’est pas totalement du côté de ce dernier, puisqu’un film expérimental n’accepte pas de compromis.
Peut-on dire que The Offence est un film abstrait ? Certainement pas.
Peut-on dire que c’est un film expérimental ?
Disons que c’est un film expérimentant la mise en scène de la psyché du personnage principal.
C’est un film-cerveau d’un homme malade.
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Créée
le 26 août 2022
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