Il arrive que l’on se prenne une gifle inattendue au fil des visionnages, de ces baffes qui vous font à nouveau aimer le cinéma. Cela survient par exemple lorsqu’on tombe sur un film dont on ne savait rien avant de le voir et que l’on avait pas spécialement dans le collimateur. C’est ainsi qu’entre les visionnages du naveton 30 jours max et de l’immonde Venom 2, je tombais sur The Outfit, un « petit » film sorti en 2021. Premier long-métrage réalisé par Graham Moore, à qui l’on devait l’excellent scénario de The Imitation Game (sorti il y a déjà dix ans), ce remarquable thriller anglais se présente comme un huis-clos prenant pour cadre l’atelier d’un modeste tailleur dans le Chicago de 1956.


Sexagénaire flegmatique et introverti, Leonard Burling est un tailleur, ou plutôt un « coupeur », méticuleux et passionné par son labeur. Assisté de la jeune Mable pour qui il ressent une certaine affection paternaliste, il semble avoir verrouillé sa vie autour de son travail. Cependant, son atelier de couture sert aussi de « drop », un endroit dont la pègre, de connivence avec lui, se sert pour recevoir ses paiements ou communiquer par le biais d’une boite au lettre clandestine. C’est ainsi que régulièrement, Richie, le fils du caïd Roy, vient chercher son courrier et apprend par une lettre transmise par l’Outfit (le syndicat du crime fondé par Al Capone dans les années 30) qu’une taupe a infiltré son gang. Une nuit, suite à une fusillade, ce même Richie est amené blessé dans l’atelier de Leonard. Après l’avoir soigné de son mieux, Leonard se retrouve pris à parti entre Richie et son acolyte Francis et obligé de jouer le jeu des deux gangsters qui ne cessent de se suspecter l’un l’autre d’être la taupe. À moins que ce soit eux qui, sans s’en douter, jouent le jeu du vieux « coupeur ».


Dès les premières minutes du film, le ton est donné. La réalisation classieuse de Moore, appuyée par une superbe photographie, nous présente son protagoniste comme un personnage profondément solitaire, à la limite de l’énigmatique. L’exposition de l’intrigue, parfaitement maitrisée, a tôt fait de nous révéler la topographie des lieux de l’action (voir ce plan-séquence d’ouverture qui nous familiarise avec la disposition des pièces) ainsi que les principaux personnages. On se doute évidemment que l’apparente neutralité du protagoniste est suspecte, mais Moore arrive habilement à disséminer ses enjeux entre ses différents personnages, agrémentant sa mise en scène de détails plus ou moins utiles, voire parfois trompeurs. Ainsi du manteau de Richie, volontairement oublié sur un porte-manteau, du briquet de Leonard, dont Moore en souligne régulièrement la flamme, du sang qui goutte du coffre, faux-suspense faisant référence à celui de La Corde d’Hitchcock, ou encore de cette fameuse paire de ciseaux qui, on se le doute, construction scénaristique oblige, finira bien par jouer un rôle déterminant dans l’intrigue.

De la même manière, le principal antagoniste du film, Francis, n’est au début de l’intrigue qu’un personnage à peine entraperçu, notre attention étant accaparée par l’indifférence suspecte de Leonard vis-à-vis des affaires criminelles de ses clients et le regard, mi-méprisant mi-intrigué, que pose sur lui Richie, véritable archétype de psychopathe, aussi beau gosse qu’impulsif et arrogant. Alors que les événements s’accélèrent, le personnage de Leonard semble jouer de son statut de petit tailleur sans histoire pour dresser les gangsters les uns contre les autres. Ses motivations sont inconnues, sa duplicité certaine. Seule l’image récurrente d’un incendie semble le hanter, préparant une révélation (fragmentée) sur le passé du personnage, celui-ci mentant d’abord sur la cause de son départ de Londres avant de révéler peu à peu un passé que l’on devine moins innocent qu’il n’y parait.


L’exercice est aussi vieux que le cinéma, le jeu de manipulation devient rapidement évident, la révélation, quelle qu’elle soit, attendue. Et pourtant Moore a le bon goût de ne pas reposer son intrigue sur des mécanismes narratifs éculés. Il coche une à une toutes les cases mais prend soin de ne jamais tomber dans l’écueil des clichés. Tout l’intérêt de son film réside dans la parfaite maîtrise de son suspense, ses divers retournements de situation contournant habilement les attentes du spectateur (voir le duel entre Richie et Francis). On suit ainsi les événements du film comme on apprécie une bonne pièce de théâtre. On savoure l’intelligence de la mise en scène, on se laisse porter par son intrigue, et on admire le jeu irréprochable des acteurs. Principalement celui de Mark Rylance, comédien de théâtre et dramaturge, relativement peu présent sur les écrans de cinéma, si ce n’est dans quelques-uns des derniers films de Spielberg (Le Pont des espions, Le Bon Gros Géant, Ready Player One) et dans le sympathique Don’t look up. Parfait de flegme et de duplicité, le regard exprimant autant la malice que la vulnérabilité, le comédien anglais trouve ici un rôle en or, nous montrant ici toute l’étendue de son talent. Avec ses airs nobles et sa silhouette cintrée, on se dit même qu’il aurait pu camper un formidable Alfred Pennyworth dans Batman. À ses côtés et face à lui, le reste de la distribution rivalise de talent, qu’il s’agisse de Zoey Deutch, parfaite en assistante ambivalente, de Dylan O’Brien, qui dégage ici, loin de son Labyrinthe, un charisme inattendu, du méconnu Simon Russell Beale, remarquable en patriarche mafieux aussi pragmatique qu’impitoyable, de l’élégante Nikki Amuka-Bird, ici trop peu présente à l’écran, et de Johnny Flynn, autre révélation du métrage, excellent dans son rôle de gangster glacial à l’image de Paul Muni dans le Scarface de 1932.


La référence au classique d’Howard Hawks n’est pas innocente tant The Outfit renoue, un peu comme Miller’s Crossing en son temps (l’humour en moins), avec la nostalgie des films de gangsters à chapeaux. Fort de ce retour réussi à un cinéma « à l’ancienne », Graham Moore semble même s’autoriser un double discours, la voix-off de son protagoniste Leonard semblant parfois commenter à la fois ses actions dans le film et les circonvolutions du scénario lui-même (l’imperfection de son plan, avouée en bout de course par le personnage, peut être perçue comme un aveu du cinéaste quant aux petites incohérences de son intrigue).

Peu importe, on frôle presque le sans-faute. Véritable perle du film néo-noir, porté par l’excellence de son écriture, de sa mise en scène et de son casting, The Outfit se révèle être une petite bombe comme le cinéma ne nous en offre hélas que trop rarement, et qui ne pourra à coup sûr que ravir les cinéphiles désœuvrés, noyés dans le flot de netflixeries, de comédies franchouillardes souvent stupides et de productions hollywoodiennes toujours plus édulcorées et inoffensives.

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le 6 juin 2024

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Buddy_Noone

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