Down by Poe
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C'est désormais une tradition. A chaque film de Scott Cooper qui sort, on sait qu'il ne faut pas s'attendre à un scénario particulièrement surprenant ou à un film bondissant, mais qu'il y a une chose qu'on en tirera coûte que coûte : un sentiment persistant de fascination. Tout, dans le style de Cooper, est fascinant. Qu'il filme la brutalité explosive d'un Johnny Depp terrifiant de colère rentrée, qu'il capture la tempête de sentiments contradictoires qui se déchirent l'âme d'un Christian Bale torturé, ou encore qu'il place l'innocence de Jeremy Thomas entre les griffes d'un effrayant mythe amérindien, Scott Cooper n'a de cesse d'illustrer au mieux l'objet de toute sa quête : la complexité de l'âme humaine. Et cette complexité, il ne la trouve et ne la montre jamais de manière aussi pure qu'au cœur de la souffrance.
Tout le cinéma de Scott Cooper peut se résumer dans ce simple mot : la souffrance. Belle et terrible, monstrueuse et puissante à la fois, la souffrance mène à la pureté. Et c'est là qu'on retrouve notre réalisateur : tout son cinéma tend vers elle. La limpidité de sa mise en scène, la sobriété de ses interprètes, la simplicité de ses récits, tout y est pur, si pur… En poussant l'âme humaine dans ses retranchements, en la confrontant à l'horreur d'un monde brutal et sans pitié, Cooper traque sans relâche cette pureté qu'il ne trouve nulle part ailleurs.
Avec The Pale Blue Eye, il nous offre une nouvelle étape de sa quête tourmentée. L'âme qu'il illustre à nouveau, c'est celle dont il s'occupe depuis le début de sa carrière : c'est celle de l'Amérique. Une âme ambivalente, capable du pire et du meilleur, au sein de laquelle se livre un combat éternel et sans pitié.
Et pour illustrer cette âme tiraillée, Cooper convoque un des duos les plus formidables qu'il ait jamais fait passer devant sa caméra. Christian Bale, on y est habitués, et pourtant, il nous éblouit à chaque fois. Mais celui qui crève peut-être le plus l'écran ici, c'est l'étonnamment immense Harry Melling. Alors qu'on n'attendait pas forcément au tournant le gros gamin pourri gâté d'Harry Potter, celui-ci prouve toute l'étendue de son talent au travers de ce rôle d'homme infiniment complexe, subtilement nuancé, immensément torturé au plus profond de son être. Le combat de l'âme humaine, et de l'âme américaine, n'est pas incarné par l'opposition des deux figures d'Augustus Landor et d'Edgar Allan Poe, il est incarné au sein de chacune d'elles. Rarement on avait ressenti une telle humanité et une telle intensité chez les personnages de Cooper.
Le coup de maître du réalisateur, c'est d'avoir réussi à cacher presque jusqu'au bout la véritable nature de son film. Flirtant avec les limites du fantastique, The Pale Blue Eye appartient pourtant à un genre bien défini, mais il semble régulièrement vouloir s'émanciper des frontières de son cadre, pour finalement toujours mieux y revenir.
La lecture au premier degré de ce film merveilleusement construit n'est pas forcément captivante, et si tout le monde se laisse séduire par l'atmosphère, on peut comprendre que certains n'adhèrent pas tout-à-fait au scénario. Peinant à mêler ses deux intrigues entre elles, le film de Cooper a parfois tendance à s'égarer, ou à emprunter des sentiers très artificiels. Ainsi de cette coïncidence fondatrice de l'intrigue, qu'on sera en droit de trouver franchement énorme, peut-être un peu trop par rapport au ton du film… Encore que je reste prudent là-dessus, car il faudrait voir par rapport à la littérature de Poe si ce genre de coïncidence n'est pas dans son style et pourrait alors être pris comme un hommage.
Quoiqu'il en soit, cette lecture au premier degré n'est qu'un paravent à la véritable beauté du film, qui se cache partout, mais ne se révèle que dans une demi-heure finale d'une puissance inattendue. Là éclatent les talents prodigieux de Christian Bale et d'Harry Melling, alors que le spectateur digère une surprise peut-être pas si étonnante que cela, mais très bien trouvée. Dans un geste cinématographique d'une pureté grandiose, Scott Cooper délaisse tous les artifices formels (hormis quelques flashbacks à l'utilité d'ailleurs discutable) pour nous ouvrir pleinement l'âme de ses personnages. La photographie somptueuse et glaciale de Masanobu Takayanagi, renforcée la partition de Howard Shore, nous entraîne alors dans un zoom permanent vers les personnages, jusqu'à entrer au plus profond de leur cœur, et de leur âme. Et bordel, qu'est-ce que c'est beau.
The Pale Blue Eye est donc bien plus que l'enquête policière et le whodunit qu'il n'est finalement pas. The Pale Blue Eye, c'est l'histoire d'hommes torturés qui n'arrivent pas à trouver la paix de l'âme sur une terre qui semble ne pas vouloir d'eux et qu'eux ne semblent plus vouloir. C'est là que le récit, au début pas si brillant que ça, devient soudainement éblouissant. Là, la démarche de Scott Cooper touche à son apogée, et lorsqu'entre deux flashbacks peu utiles, il braque impitoyablement sa caméra sur le regard intense d'Harry Melling ou de Christian Bale, alors il nous rappelle toute l'étendue de son génie.
Et si The Pale Blue Eye pourra décevoir ceux qui venait voir un film policier au XIXe siècle, ceux qui ont compris l'essence profonde du cinéma de Cooper ne pourront que se régaler, en se réjouissant de voir une filmographie cohérente s'enrichir d'une nouvelle œuvre puissante aussi modeste et grandiose.
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le 7 janv. 2023
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