Un café, « The Place », ombilic d’un monde. Tout - la vie, la mort, les liens défaits ou noués - semble se décider là, à une table où, tel Dieu sur son trône, siège un homme sans nom. L’homme paraît fatigué, comme le lui fait remarquer Angela (Sabrina Ferilli), serveuse accorte outrageusement botoxée qui, entre séduction et attirance, se montre désireuse de se glisser dans son intimité.
En une ronde plus refermée sur elle-même qu’on ne pourrait initialement s’y attendre, se succèdent devant ce maître très injonctif une dizaine d’interlocuteurs plus ou moins à la dérive, hommes ou femmes cherchant à obtenir un bien humain (une guérison, un amour, un retour...) a priori inatteignable.
On touche ici aux aspects les plus intéressants du film : à quoi, à quel acte se montrera prêt un être humain pour obtenir ce qui lui tient le plus à cœur ? Question corrélative d’une autre, à laquelle l’Histoire a déjà apporté des éléments de réponse inquiétants : devant quel mal l’être humain reculera-t-il, quelles actions, jugées par lui trop répréhensibles, se refusera-t-il à commettre ? Un questionnement repris, sous forme expérimentale, dans les années 1960, par l’Américain Stanley Milgram, aux travaux duquel furent consacrés différents films, parmi lesquels le plus récent, « Experimenter » (2015), de Michael Almereyda (https://www.senscritique.com/film/Experimenter/12665643). On songe aussi au film allemand, autrement plus profond et subtil, « Le Libre-arbitre » (2005), de Matthias Glasner (https://www.senscritique.com/film/Le_Libre_Arbitre/382914) ; porté par l’interprétation aussi extrême que magistrale, de Jürgen Vogel, il proposait une approche de cette même thématique, reposant davantage sur la question du libre-arbitre que sur celle de la réponse à l’injonction.
Or, c’est justement sur ce point de l’injonction que le film rencontre sa limite : plusieurs de ces injonctions délivrées sont meurtrières, sans que ces meurtres prescrits semblent exactement justifiés ; et, de fait, des morts surviennent, même si elles ne sont pas nécessairement commanditées, ni même prévisibles...
Mais à quelle fin ? Donner à ce démiurge à l’air si séduisant, réfléchi et doux, des allures de diable, ainsi que lui est adressée la question et en accord avec la luminosité rouge qui, la nuit, s’allume parfois derrière lui ? Lui conférer une puissance et une force aussi aléatoires que celles du destin ? Paolo Genovese, réalisateur et co-scénariste, inspiré ici par une mini-série américaine, revendique le caractère absolument « a-moral » de cette histoire... Mais peut-on se contenter de cette déclaration, lorsqu’un tel déploiement de cruauté est par moments suggéré, lorsque le film soulève de pareils questionnements éthiques, et surtout lorsque, en contradiction avec cette neutralité affichée, une glorieuse musique emphatique éclate soudain lorsque le bien triomphe ?
On regrette d’autant plus ces flottements qui ressemblent à des contradictions internes que, par ailleurs, le film regorge de qualités. La photo, puissamment esthétique, de Fabrizio Lucci, les décors de Chiara Balducci et le montage tendu de Consuelo Catucci parviennent à vaincre la monotonie qui risquait de s’installer face à la contrainte du huis-clos monotopique. L’interprétation, enfin, est exemplaire, depuis les expressions à la fois sensibles et superbement énigmatiques de Valerio Mastandrea jusqu’aux différentes compositions de plusieurs visages connus du cinéma italien : Marco Giallini, Silvio Muccino, Vittoria Puccini, Rocco Papaleo, Vinicio Marchioni, Giulia Lazzarini... Enfin la fascinante Alba Rohrwacher, que l’on avait quittée en fille perdue dans « Ma Fille » (2018), de Laura Bispuri (https://www.senscritique.com/film/Ma_fille/30957672), et que l’on retrouve ici, tout aussi convaincante, en nonne, incarnant décidément, au-delà de tout espoir, le fantasme nervalien d’une femme capable de faire retentir aussi bien « les soupirs de la sainte » que « les cris de la fée »...