A place beyond good and evil
Le nouveau film de Derek Cianfrance pourrait bien devenir un futur classique du néo-film noir. Je n'avais pas grandement apprécié Blue Valentine, qui était plastiquement beau et plutôt bien joué mais dont le scénario me déplaisait, mais j'avais énormément hâte de découvrir ce film-là, qui marque les retrouvailles entre Cianfrance et son ami Ryan Gosling, après le raz de marée que fut Drive, un an après Blue Valentine.
Ce film n'est peut-être pas exempt de défauts, mais il arrive à un moment où l'industrie cinématographique américaine "grand public" est marquée par un appauvrissement général de l'ambition (formelle, narrative) ou par des tentatives audacieuses mais décevantes (et oui, Cloud Atlas, je trouve ça totalement foireux). Ici, on trouve tout ce qui fait le succès et la réussite du cinéma classique américain : un scénario solide, maîtrisé, presque trop même (quoi que cela ne m'ait pas dérangé, j'y reviendrai), à la construction ambitieuse en trois volets, porté par un casting d'acteurs en vue dans des rôles très "actor's studio", mais emballé par une mise en scène dans l'air du temps, à la photo superbe et sombre, à la bande-son indie pile-poil dans le ton, et distillant une atmosphère oppressante et mélancolique poignante à souhait.
J'avais eu la bonne idée de ne pas lire de critiques de ce film avant de le voir, la puce ayant été mise à mon oreille grâce à un avertissement au début de la critique de Première. Par conséquent, je ne révélerai pas les moments les plus surprenants du film, afin de préserver la surprise qui fut la mienne au spectateur aventureux. Mais la surprise en question est une audace devenue bien rare au cinéma de nos jours et qui achève de faire du film une oeuvre tourmentée et sombre. Je ne tarirai pas d'éloges sur la force du geste de cinéaste qui clôt la première partie du récit, et je salue la grande intelligence avec laquelle tout cela est montré. Tout au plus dirai-je que le film procède par touches imprévisibles, nous emmenant dans des directions un peu étranges et déroutantes au début avant de ne révéler le but de l'entreprise que dans la deuxième partie de son dernier volet (peut-être le moins réussi ceci dit).
Chaque volet du film semble fonctionner en réponse au précédent, s'intéressant tout d'abord à un personnage, puis à un autre, puis à deux autres, tout étant lié par le temps et par le hasard. Mais le film évite tout déterminisme nauséabond et surtout tout manichéisme bon marché (Cloud Atlas, coucou !) : tous les personnages du film, y compris les "vertueux" ont un côté sombre et tourmenté auquel le film s'intéresse et s'accroche insidieusement. C'est évident avec Ryan Gosling, petit voyou mû par des intentions plutôt louables, c'est encore plus passionnant avec Bradley Cooper, flic rongé par le doute après une éventuelle bavure - mais j'insiste, on ne sait vraiment jamais si la version officielle colle à la vraie version ou non, si son doute est fondé ou non - et qui se retrouve confronté à la corruption de ses collègues, tous plus pourris les uns que les autres. Le fait que le deuxième volet du film s'ouvre pratiquement sur une séquence de home intrusion où des flics viennent dérober l'argent d'un vol à la famille du malfrat concerné en se présentant comme les représentants de la loi, menaçant de dénoncer les sans papiers qui pourraient composer la famille, n'est pas anodin. Ainsi le film procède par inversion, un personnage montré comme à priori bon sombre peu à peu dans le crime, puis un personnage embourbé dans le crime dédie sa vie à la justice et à la vertu en combattant seul ses amis et collègues, mettant son mariage et sa réputation en danger.
Quant au dernier volet, les deux personnages suivent des trajectoires quasi parallèles et dangereusement convergentes, qui culminent dans quelques moments de tension impressionnants où l'on a absolument aucun moyen de savoir ce qui se passera.
Autant dire que le film, rongé par un désespoir latent et d'une noirceur impressionnante, n'est pas des plus joyeux - il se termine tout de même par une valeur sûre des chansons de suicidaires, le somptueux "The Wolves Part I&II" de Bon Iver. Film ambitieux, qui réussit pratiquement tout ce qu'il entreprend, à l'atmosphère funèbre mais à la fin plus heureuse, The Place Beyond The Pines évoque fréquemment la noirceur de Mystic River ou la mélancolie d'un James Gray. C'est dire si Cianfrance a marqué un grand, grand coup.