"The Square" ou le projet d'art contemporain, présenté en abyme dans le film, d'un espace carré de quatre mètres sur quatre, délimité au sol, et dans lequel pourrait tenter de s'élaborer le rêve d'une société idéale, gouvernée par les seules valeurs de l'humanisme...
Sorte de "Radeau de la Méduse" artistique, bien nécessaire au milieu d'une société régie par l'individualisme et l'indifférence à la détresse d'autrui, par-delà les belles professions de foi. L'une des premières scènes du film est, à ce titre, exemplaire : après une séance d'interview - à la fois prétentieuse et peu emballante, puisque Christian (excellent Claes Bang), Directeur d'un Musée d'Art Moderne très en vue, ne s'est même pas montré capable d'expliquer, voire simplement de comprendre, l'une de ses propres citations... -, le séduisant quarantenaire, homme pressé, au faîte de sa carrière, n'en finit pas de s'auto-congratuler, dans la rue, pour la manière efficace dont il vient de protéger une jeune femme, poursuivie et terrifiée par un homme violent. C'est compter sans le réalisateur, Ruben Östlund, qui, après avoir fustigé l'individualisme et la fermeture des populations urbaines, courant vers leur but sans se soucier des nombreux mendiants semés, comme des remords, tout le long du film, ne se privera pas d'un brusque retournement de situation : le héros d'une minute, qui a su, lui, se montrer humain et altruiste, se retrouve privé de ses lauriers, au moment où, se palpant, il découvre que lui manquent également son portable, son portefeuille et "les boutons de manchette de son grand-père"...
On l'a compris : comme à un stand de foire, les mirages sont descendus les uns après les autres : foin de la richesse occidentale, de sa réputation d'accueil et d'ouverture aux autres, foin de l'héroïsme individuel qui viendrait remettre un peu d'humanité dans ce désert, foin de la confiance en l'autre, puisque celui que l'on a cru sauver peut tout aussi bien vous avoir dépouillé. À tirer ainsi sur tout ce qui bouge ou s'immobilise, on comprend que le réalisateur suédois s'attire autant d'ennemis ou de détracteurs que s'il les collectionnait. D'autant que le jeu de massacre va continuer, le spolié se laissant aller à un comportement presque crapuleux, dans le seul but de rentrer en possession de ses fameux biens.
Le milieu de l'art, avec ses surfaces lisses, pures, sans tache, se prête idéalement à cette entreprise de déconstruction de l'âme humaine, où l'on voit que la crème de la société et sa lie peuvent s'unir dans les comportements les plus abjects. L'un des points culminants de cette démonstration, déjà scène d'anthologie, s'inscrit dans la seconde partie du film : un happening est organisé lors d'un banquet réunissant les personnalités les plus prestigieuses du monde de l'art ; un homme-singe (formidable Terry Notary), dont les bras sont équipés de prothèses métalliques pour lui permettre de se déplacer en quadrupède, fait irruption, afin d'intimider cette foule en robe du soir et smoking. Délicieux frisson de sauvagerie, pour ceux qui incarnent la pointe extrême de la culture... Mais quid de leurs réactions si l'homme des bois oublie d'obéir, si le sauvage refuse de redevenir civilisé ?... Nouveau mirage qui éclate comme un ballon, celui de la séduction de la nature auprès de ceux qui barbotent dans la baignoire dorée de la culture...
Mais Ruben Östlund n'est pas homme à délivrer un message univoque et la sauvagerie pourrait bien effectuer un retour en grâce, si l'on prend en considération l'ensemble du film. Deux scènes ne peuvent alors manquer de se dégager des autres pour entrer dans un dialogue l'une avec l'autre : le moment érotique et pathétique où le héros et l'intervieweuse (Elisabeth Moss) se retrouvent dans un lit, soudés l'un à l'autre, congestionnés, suant, et s'agitant aussi consciencieusement qu'interminablement, si bien qu'on en vient à douter du plaisir potentiellement attaché à un effort pratiqué avec si peu d'ardeur. Lui fait face la scène de début de viol, dans laquelle l'homme-singe bascule l'une des dames qui, pour être sophistiquée, n'en est pas moins femelle, et se jette sur elle avec un emportement des plus convaincants... Si l'on songe à la précédente réalisation d'Östlund, "Snow Therapy" (2015), qui présentait déjà un étrange visage des rapports de couple et de la place que l'homme pouvait tenir au sein de cette cellule, on peut en venir à se demander si, dans son univers, il n'est pas nécessaire d'avoir préservé en soi une part de sauvagerie pour que les corps se précipitent un tant soit peu spontanément l'un vers l'autre, autrement qu'ils ne pourraient le faire dans un espace carré sagement policé...