Le film commence à peine qu’une scène met déjà dans l’ambiance, augure des hostilités à venir : une statue imposante est maladroitement retirée de son piédestal puis finit par s’écraser au sol, la tête arrachée. On n’en saisit pas d’emblée la possible finalité (tout en savourant sa précision comique), et on réalisera plus tard que Christian, héros maso malgré lui de The square, est cette statue. Conservateur d’un musée d’art contemporain et alors qu’il se prépare à lancer une exposition autour d’une nouvelle installation artistique (un carré lumineux dans la cour du musée), celui-ci va voir son quotidien de petit bourgeois à l’aise avec son époque chamboulé par une série d’incidents divers. Que ce soit sur le plan professionnel, intime ou familial, ça s’emballe, tout dérape et rien ne va plus.
Ruben Östlund reprend finalement les même motifs que dans Snow therapy, poussés cette fois à leur paroxysme : un homme face au délitement de sa réalité suite à un élément déclencheur (une avalanche ou un vol de téléphone et de portefeuille), puis allant de vexations en échecs et d’échecs en contretemps (jusqu’à la chute, inéluctable), et la critique acerbe de nos sociétés d’aujourd’hui pétries de confort individualiste et de mélasse technologique. On pourra également trouver une sorte de ressemblance entre Christian et Tomas (le mari couard de Snow therapy), brun, pas mal, la quarantaine élégante, trop sûr de lui, précieux ridicule et avec ce quelque chose de fat dans le sourire.
Östlund sait manier le décalage, l’humour à froid et l’ironie chic qu’il met ici au service d’une satire sur l’art contemporain (concepts prétentieux, écrits nébuleux et marketing foireux consistant à vendre l’art comme un statut Facebook ou un buzz sur YouTube…) et les limites de nos libertés d’expression, sur nos compromissions et nos hypocrisies, nos belles indifférences et notre philanthropie à effusion variable. Ça fait beaucoup, quand même, et c’est sans doute là que le bât blesse : Östlund s’entend à parler de trop de choses. De fait, The square donne davantage l’impression de compiler les saynètes mi-aigres mi-narquoises (là sur une embrouille autour d’un préservatif, ici sur les mendiants, ailleurs sur l’interview d’un artiste perturbée par un flot d’injures…) que de tendre vers un tout. Avec une demi-heure en moins, c’était sans doute un sans faute.
Snow therapy savait se resserrer et se concentrer sur une unique partition, celle d’un homme en plein chaos conjugal et existentiel, quand The square se rompt de sa propre abondance (le dernier acte, après la démission de Christian, est quasi inutile), appuie parfois avec insistance (mais au moins le fait-il avec brio : la mise en scène est superbe) et se voudrait quasi exhaustif sur nos travers contemporains dont la force dépasserait les bonnes intentions, annihilerait les mérites que sont l’entraide, l’amour du prochain et la valeur de chacun ("You have nothing", peut-on lire sur un mur d’une salle du musée exposant des tas de gravats).
Tout comme l’idée de ce fameux carré dont le motto (un espace à l’intérieur duquel règnent confiance, respect et altruisme, et où nous serions égaux en droits et en devoirs) sera sans cesse mis à mal via les mésaventures de Christian (avec Anne, la journaliste avec qui il a une liaison, lors de ce happening qu’il ne parvient plus à contrôler ou avec ce garçon accusé à tort de voleur et qui demande réparation…). Et parce que ces mots-là, aujourd’hui, ces mots qui font bien, qui sonnent bien et qui pourraient encore avoir un sens, ne semblent plus désormais que devoir faire rire. Dont acte. Mais The square ne cherche pas à faire leçon d’humanisme ou de morale : il scrute, simplement. Il gratte.
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