Son coup d'essai expédiait déjà un subtil jeu de piste dans le labyrinthe qu'est Séoul. Dès « The Chaser », thriller ludique dopé au vigilant et au torture-porn, Na Hong-Jin démystifiait le policier sud-coréen tout en chargeant une violente nuit du chasseur enveloppée de poésie, de terreur et d'humour. Avec « The Strangers », il quitte les rues illuminées de la capitale, pour poser sa caméra dans un pauvre village montagnard, proie d'événements surnaturels. Le jeune réalisateur conserve son regard satirique et perfectionniste, pataugeant sur une terre marécageuse, où il installe le danger universellement via une atmosphère attractive, et finalement absorbante, envoutant en multipliant les codes du fantastique.
Pour mettre en exergue son histoire, Na Hong-Jin déploie une tripoté de personnages secondaires gilles, dont certains peu utiles aux progressions narratives et dramatiques. Le protagoniste principal, interprété par Do Won Kwak, est un policier naïf à la vulnérabilité contagieuse, une forme de prolongement de Song Kang-Ho dans « Memories of Murder ». Il est par conséquent un anti-héros, qui, face à des forces occultes, réagit de manière imprévisible. Et en terme d'occulte, Na Hong-Jin s'en donne à cœur joie : paysan soudainement transformé en tueur sanguinaire, démon cannibale, êtres fantomatiques, gamine prenant l'apparence d'une créature démoniaque, voire même un zombie. Le tout dans un déchainement de twists édulcorés, vraisemblablement référencés au cinéma d'épouvante occidental, dont les titres « L'Exorciste » de William Friedkin et, furtivement, « Shining » de Stanley Kubrick, ne tardent pas à être invoqués.
Jusqu'à la spectrale scène finale, Na Hong-Jin met en abime la peur que nous avons de l'inconnu, en sondant les esprits d'une manière souvent excessive et abracadabrantesque, mais touchant une radicalité inattendue, le plongeant jusqu'au boutiste dans sa toquade. Du polar à la possession, « The Strangers » s'offre l'apparence d'un film démoniaque mutant, où la tension augmente a vitesse grand V. Non-content d'une audace subjuguante, « The Strangers » se montre maitre de ses effets, fourmillant de plans cruels et magnifiques, faisant pointer un soupçon de nihilisme et de surenchère — corps défoncés, exécution d'animaux face caméra, transformations, barbarie. Une loi du Talion traitée à la MDMA, en somme.
Lutte a mort psychologique ardente et réalisée avec maestria, « The Strangers » adopte une cruauté évidente et pétulante, comme si le supplice était roi, dans ce monde désenchanté, où un démon en cache un autre. Ambiguïté plurielle portée par une distribution polaire, le film met en outre un poing d'honneur à déconstruire le cynisme, la manipulation et le mensonge, plongeant ses protagonistes dans l'errance, confondant morbide et sensualité. En mimant ce sordide et sadique mélange des genres, le réalisateur de « The Chaser » ouvre les rideaux de la folie avec une inspiration inépuisable, marquant de plein fouet un réalisme à toute épreuve.
Mais si le boulot de Na Hong-Jin mérite d'être salué, « The Strangers » est néanmoins flanqué de quelques vices plutôt dommageables. Si les 150 minutes étirent le récit, les enjeux dramatiques demeurent flous, et le film vire dans un grotesque, parfois, juste infernal. Le métrage a du mal à trouver son rythme, à se poser, à relaxer sa narration, et finit par en devenir récitatif. Na Hong-Jin aurait du supprimer le spectacle, au profit de la teneur, mais ne fait que répartir les deux d'une manière vainement classique, mais jamais classieuse.
Enchainement de scènes sans réel suspens, ni fond, « The Strangers » demeure néanmoins réjouissant, malgré ses arguments mal amenés. Complexe et difficile à appréhender, ce nouveau Na Hong-jin pourra cependant se vanter de se trouver au dessus de ¾ des productions horrifiques actuelles. Photographie froide, univers soigné, rupture de ton... Un régal pour qui apprécie le cinéma sud-coréen dans toute sa violence esthétisée.
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