The Strangers
7.5
The Strangers

Film de Na Hong-Jin (2016)


Pourquoi êtes-vous troublés ? Pourquoi avez-vous ces doutes dans vos cœurs ? - Évangile selon Luc



Six ans après la sortie de son dernier film, connu en France sous le titre de The Murderer, Na Hong-Jin nous revient enfin avec ce qui m’apparaît à ce jour comme son œuvre la plus aboutie, surpassant ce qu’il avait pu laisser entrevoir dans le déjà très bon The Chaser, son premier long métrage.


Orchestré d’une main de maître de ses prémices jusqu’à son dénouement, The Strangers nous absorbe ainsi dans une fantastique atmosphère de doute et de tension croissants jusqu’à leur paroxysme, tandis que le récit plonge progressivement dans les méandres de l’occultisme et du fantastique. Il s’appuie à cet effet sur le travail visuel du réalisateur, qui outre sa solide utilisation des codes traditionnels du film noir tels que la pluie ou la nuit, se distingue de par une créativité et une virtuosité certaines, notamment à travers la mise en scène des éléments macabres et ésotériques, avec en point d’orgue cette formidable scène de rituel ou la confrontation finale avec le diacre, au montage tout aussi excellent.


The Strangers s’articule dès lors autour de trois figures symboliques majeures, se révélant d’une incroyable densité, et constituant la clé de voûte de son propos. Dans les lignes suivantes, je me propose donc d’analyser la nature et les interactions de ces différents personnages, qui si elles peuvent de prime abord apparaître comme nébuleuses et contradictoires, se révèlent en réalité des plus cohérentes et indispensables à la compréhension de la substance du film. Bien entendu, il ne s'agit là que de mon opinion personnelle, et il est possible que je puisse faire fausse route.


La suite de cette critique comporte du spoil.


Ces trois figures ne sont autres que le Démon (ou le Diable), incarné par le premier étranger, c’est-à-dire le japonais, puis le Fantôme incarnée par la fille, et enfin le second étranger (en référence au titre francophone du film qui est au pluriel), qui n’est autre que le Chaman, extérieur au village. Chacun des acteurs de cette triade se caractérise par son affinité avec la magie occulte, dont ils font subséquemment usage afin de réciproquement se neutraliser, et semer le fléau parmi les villageois criblés de malédictions.


En observant l’enchevêtrement de leurs agissements, nous constatons ainsi que la première série de méfaits frappant le village semble provenir du Démon, le japonais, déclenchant une vague de folie et d’urticaire meurtrière. Celle-ci est alors endiguée par le Chaman, au cours de ses cérémonies d’exorcisme. Une seconde vague fait également irruption, par l’entremise de zombies, certains plans laissant comprendre qu’il s’agirait-là de l’œuvre du Fantôme, contre laquelle le Démon, alors qu’il était la cible du rituel du Chaman, semblait justement lutter avec son propre sort. D’ailleurs, alors que le protagoniste et ses comparses se trouvaient en mauvaise posture face au zombie, celui-ci est finalement neutralisé par magie, le réalisateur prenant soin de nous indiquer la présence du Démon observant la scène, caché derrière les fourrés (sous-entendant son action à distance).


Enfin, le crime final apparaît comme le fruit du Chaman, auquel le Fantôme a voulu faire obstacle, en s’en prenant directement à lui, puis en tentant d’empêcher le héros de retrouver sa fille, sachant que son retour parachèverait le massacre. Cette dualité du Chaman est entre autres insinuée par le fait qu'il revient ensuite prendre des photos après son crime, exactement de la même manière que le Démon, étant de plus montré en train de déclarer "La proie mord à l'hameçon", quand le père s'en va retrouver sa fille à l'hôpital, comme si c'était ce qu'il attendait ou qu'il avait préparé quelque chose (Hyo-Jin était souffrante lors de sa deuxième cérémonie, alors qu’elle était normalement déjà exorcisée, et il avait aussi prévenu le père quant au risque de ne pas souiller le rituel, sous peine d’un retour de bâton).


Il ressort de cette observation que chacun de ces trois personnages se livre à des actes de manipulation ainsi qu'à leurs propres méfaits au sein du village, si bien qu'ils rentrent en compétition l'un contre l'autre, la population se retrouvant victime et dindon de la farce. A partir de cet état de fait, nous pouvons ici mettre en évidence une double-interprétation, la première au caractère politique, et la seconde se situant à un niveau éthique, davantage philosophique.


En effet, The Strangers peut tout d’abord renvoyer l’image d’une métaphore politique, où le Démon représente ni plus ni moins l’étranger sur le plan sociétal. Ce n’est d’ailleurs guère un hasard si celui-ci est japonais dans le film, compte-tenu des douloureuses relations qu’ont longtemps pu entretenir le Japon et la Corée, de nombreuses tensions étant encore d’actualité. Le Fantôme est pour sa part assimilable au pouvoir politique, et de par son sexe féminin, peut faire penser à la présidente Park, tentant de manipuler l’opinion publique en jouant la carte de la xénophobie, rejoignant directement la rivalité entre elle-même et le Démon, qu’elle n’hésite aucunement à faire accuser.


Symboliquement, ce dernier pourrait même être devenu le monstre que nous connaissons de par les soupçons de la population dirigés contre lui, par allégorie de l’origine du mal qui serait la peur de l’étranger, l'idée préconçue de sa malfaisance (à l'instar du diacre le confrontant à la fin). Enfin, le Chaman mercantile qui vient d’en dehors du village, peut évoquer le système capitaliste, ou représenter les Etats-Unis extrêmement présents en Corée du Sud, comme en atteste sa veste Nike, sa montre bling bling, ses honoraires et son pragmatisme.


D’un point de vue politique, le film peut donc véhiculer un propos analogue à "tous pourris", en mettant aussi en évidence que l'étranger n'est pas plus responsable du mal sociétal que les politiques ou le système capitaliste, voire la forte influence des Etats-Unis au sein du pays, qui de prime abord apparaissent comme des alliés (au même titre que le Chaman), en dénonçant simultanément ces conflits d’intérêt au cœur desquels le peuple se retrouve pris au piège, métaphorisés à travers cette "compétition" des trois "magiciens".


La seconde interprétation, éthique, s’avère peut-être encore plus intéressante, en ce que cette configuration implique que le "Mal" et la manipulation ne sont guère l'apanage du Diable, d'un Fantôme ou encore d'un humain, mais qu’il est universel, sans se révéler pour autant binaire, puisque chacun de ces auteurs du "Mal" se distingue également de par des actions salvatrices. En définitive, nous pouvons donc constater la transcendance d’un manichéisme primaire qui ne saurait exister, encore moins que des zombies ou que la magie. Par extension, il en serait de même au niveau politique, où les partis en présence ne sont ni tout blanc, ni tout noir.


Enfin, nous pourrions peut-être même envisager une dernière interprétation résultant de l’ambiguïté émanant des trois figures que sont le Démon, le Fantôme et le Chaman. Une approche sceptique nous conduirait à admettre une incertitude concernant leur réelle nature, leurs agissements ou leurs motivations, avec pour corollaire direct notre incapacité à appréhender ces forces surnaturelles qui se jouent devant nous, mais dont nous ne sommes en définitive que les spectateurs impuissants. Délibérément, le film sème le trouble, et brouille si habilement les pistes que toute vérité absolue et tranchée se dérobe à nous, restant inexorablement hors de notre portée, au même titre que les villageois et les protagonistes, face à ces manifestations ancrées bien au-delà de notre entendement. Une telle interprétation rejoindrait ainsi l'une des dernières phrases du Démon relatives à nos doutes, desquels nous ne pouvons nous échapper (idéalement illustrée par l'hésitation du héros qui ne sait plus qui croire, et ne comprend guère tous les tenants et aboutissants de la situation).


En conclusion, The Strangers s’impose comme un film d’une grande richesse, entremêlant parfaitement thriller et horreur au profit d’un récit complexe et brillamment mis en scène par un Na Hong-Jin parvenu à maturité. Une fois de plus, le cinéma coréen contemporain démontre sa faculté à proposer une expérience innovante et susceptible de laisser une empreinte durable, comme y sont parvenus Old Boy ou Memories of Murder il y a déjà plus de dix ans.

Phaedren
9
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le 9 juil. 2016

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