Il est extrêmement difficile de mettre des mots sur un film de Terrence Malick en règle générale, et sur ce film en particulier.
Déjà, employer des mots pour rendre compte d’un film, ce n'est pas facile, tant le cinéma fait appel à des procédés qui dépassent les capacités langagières. Mais Malick, lui, il joue sur l’intériorité. Un film de Terrence Malick, au-delà du scénario, de la mise en scène et du montage, parvient à s’adresser à une partie de nous que peu de cinéastes ont atteint avant lui. Dans la droite ligne de Tarkovski, Malick parvient à exposer sa subjectivité sur l’écran pour parler directement à la nôtre. D’âme à âme. Du coup, un film de Malick est une expérience spirituelle. Employer des mots pour en rendre compte, c’est forcément l’affadir.
Tree of life va sans aucun doute très loin dans cette démarche. Par son ambition démesurée, par son affranchissement des règles classiques de la narration cinématographique, par sa profondeur, Tree of life est un film unique.
Je demande, par avance, de m’excuser pour la maladresse de ce que je vais tenter de dire.
Pour moi, Tree of life est une prière.
Bien souvent, les personnages de Malick s’adressent à une autorité supérieure, divinité ou force de la nature. Mais ici, j’ai eu l’impression que nous étions dans une longue, immense prière.
A l’origine de cette prière, la perte d’un fils, vite comparée aux pires cataclysmes cosmogoniques. Et la quête d’une consolation dans les bras de cette autorité supérieure qui, seule, peut donner sens à tout. Qui, seule, peut accorder la rémission de la douleur.
Par sa réalisation, qui joue la carte de l’immersion la plus complète, Malick nous fait vivre la vie de cette famille, de cette “cellule familiale” (le mot cellule” étant à prendre, ici, presque au sens biologique du terme, comme une chose unie faisant partie d’un tout gigantesque ; la réalisation montre la famille comme un tout, un monde clos, fermé sur lui-même, et le sentiment de sécurité qui vient avec) sans nous raconter quoi que ce soit. Le but n’est pas de faire le récit de cette vie familiale, mais de nous plonger totalement en elle. Nous avons une suite de souvenirs elliptiques qui accordent la place primordiale aux émotions (n’est-ce pas ainsi que fonctionne la mémoire ?).
Nous sommes littéralement dans cette famille, nous en sommes un des enfants. on voit d’ailleurs à quel point la construction du film, sous ses allures d’évidence, est d’une complexité extraordinaire (car rien n’est plus compliqué que de “faire simple”) : plus les enfants grandissent (surtout Jack, puisque c’est manifestement lui que nous suivons), plus les souvenirs se font précis, longs, détaillés, et plus la palette des émotions s’enrichit.
En quoi ces souvenirs, cette vie de famille s’apparente-t-elle à une prière ? Parce que le but est ici, clairement, de chercher une cohérence, de trouver n’importe quoi qui puisse renvoyer à une existence supérieure. Ou comment trouver un sens et une unité à cette suite ininterrompue de moments, d’instants, de sensations (agréables ou désagréables) désunis, quasiment aléatoires. Et la mort (celle des autres ou le sentiment de la nôtre) est, forcément, le moment pour se replonger dans une quête du sens de la vie.
C’est, à mon avis, à cela que participe la séquence “cosmogonique” du film. Loin d’être un délire du cinéaste, il s’agit sans doute des pensées d’un des personnages (Jack ? sa mère ?) pour donner un sens à l’ensemble, en cherchant à inscrire les événements dérisoires d’une vie familiale dans le contexte plus ample d’une vie de l’univers. Cette cosmogonie est d’ailleurs, d’un certain côté, organisée comme le récit familial : une suite d’événements sans narration particulière, mais dominés par la grâce.
Selon moi, Tree of life est un film sur la grâce.
C’est la grâce qui unifie tout, que ce soit sur le plan des événements que sur le plan du film. La grâce, c’est cette lumière qui inonde tout le film. Une lumière chaude, douce, caressante.
C’est, bien entendu, cette lumière, cette grâce, qui apaise les souffrances. Il est intéressant de constater que, dès cette ouverture, malgré le drame qui se joue à l’écran (et qui est la pire chose qui puisse arriver à des parents), nous sommes très loin du moindre pathos. La chaude lumière, omniprésente, baigne les décors et les personnages. Ici, aucune envie de faire pleurer dans les chaumières, mais, bien au contraire, de trouver le moyen de sortir par le haut de cette situation tragique (d’où les nombreux mouvements ascendants de la caméra, avec, entre autres, cette image récurrente de l’arbre filmé en contre-plongée, le sommet étant souvent noyé dans le soleil).
Certes, l’image métaphorique de l’arbre, les pieds dans la terre mais tendant vers le ciel, n’est aucunement une nouveauté. Tarkovski (encore lui !) l’avait abondamment utilisée (faut-il rappeler que le dernier plan du dernier film du réalisateur russe montait, justement, le long d’un arbre vers le soleil ?).
Ici, les arbres, les personnages, et toute la Création vivent la même chose. Il y a une cohérence totale entre les différentes strates de la vie, que ce soit macrocosmique ou microcosmique (et tout ce qui se trouve entre les deux). Les événements cataclysmiques terrifiants (depuis le choc d’un astéroïde jusqu’à la mort d’un enfant) sont compensés par cette grâce qui touche toute la Création, cette lumière qui baigne tout.
Encore faudrait-il la voir, cette lumière. Les premières paroles du film se déroulent comme un programme (comme souvent chez Malick : il faudrait analyser plus précisément l’ouverture de ses films). Il y a deux voies, celle de la nature, et celle de la grâce. Et les personnages du film sont sans cesse tiraillés entre ces deux voies.
Il faut voir comment le père est régulièrement tenu par la tentation de la violence, de la force. Comment Jack lui-même, en grandissant, est envahi par le ressentiment envers son père, l’envie de la rébellion. Et comment tout cela, ces cris, ces déchirements momentanés, est noyé dans la douceur des couleurs chaudes, dans la chorégraphie de la caméra, dans la nostalgie du passé peut-être, qui embellit tous les souvenirs.
La nature et la grâce.
Du coup, nous sommes bel et bien dans un film qui abandonne tout souci de narration pour nous faire vivre autre chose. Une expérience de cinéma qui s’adresse à nos émotions et non à notre raison. La philosophie de Malick ne s’exprime pas avec des mots, elle se vit comme on partage des moments de vie avec ces personnages. Tree of life est un film de l’intériorité, il touche non pas notre raison mais notre spiritualité. On en ressort meilleur, plus enclin à la réflexion, à nous plonger dans la méditation pour situer notre propre vie.
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