Ça commence par un frisson. Une superbe scène où Brad Pitt et Jessica Chastain apprennent qu'un de leurs 3 fils est mort.
Puis un murmure, un souffle, qui nous explique qu'il y a deux voies dans la vie : celle de la nature et celle de la grâce, et que chacun doit choisir celle qu'il va suivre. Brad Pitt, c'est la nature, et sa femme, Jessica Chastain, c'est la grâce. Et c'est cette vision pas du tout manichéenne du monde sous-tend tous les rapports du film. Les enfants de ces deux incarnations de la Nature et de la Grâce, eux, grandissent avec ces deux modèles aux antipodes, et on suit leur insouciance d'abord, puis leur lutte intérieur, leur vacillement quant au modèle à aimer et à suivre.


A ce stade là, on peut encore se dire : « OK, c'est très manichéen comme vision, mais en même temps, ça existe des familles comme ça, c'est intéressant, et pourquoi ne pas le montrer objectivement au cinéma ? ». Le problème, c'est que Terrence Malick enrobe son film d'une atmosphère divine parfois insupportable de lourdeur, et semble nous dire que la vie c'est "comme ça et pas autrement". Sa caméra est tout simplement aimantée par le ciel. Alors bon, à la première vision de gratte-ciels en contre-plongée, on se dit que punaise, c'est beau, mais au bout de la vingtième, on se dit que punaise, ce n'est plus très subtil. Comme si Malick voulait passer en force, faire en sorte que sa vision du monde devienne une évidence pour le spectateur en la rabâchant en dépit du bon goût. Ajoutez à cela de sublimes images retraçant la naissance de la vie sur terre au son d'un lacrymosa bien lyrique, et ça y est, vous êtes désormais un fidèle fanatique du Dieu Nature.


Une des idées principales du film, c'est de faire les louanges de la vie, de la venue au monde. C'est de nous faire sentir tout petit face à l'immensité de l'univers, tout petit comme le pied d'un bébé dans les grandes mains de Brad Pitt. Tout petit alors que nous sommes traversés par des questions existentielles qui semblent avoir une portée infinie. Le problème, c'est que pour que l'on sente les personnages du film tout petits, il faudrait que ceux-ci ne soient pas que de simples idées (La Nature, la Grâce). Il faudrait qu'on sente leur chair pour qu'on comprenne qu'ils ne sont qu'un simple point dans l'univers. Mais comme Jessica Chastain (que nous appellerons désormais la Grâce) vole au dessus des arbres, difficile de croire en son existence petite et matérielle. Et difficile de s'y attacher vu la tentative de définition de la Grâce qu'esquisse Malick :
La Grâce est rousse, car ça se marie mieux avec le vert de l'herbe, notamment quand le soleil envoie ses derniers rayons de la journée à travers les arbres.
La grâce fait des bisous sur le front de ses enfants du bout des lèvres et en fermant les yeux.
La Grâce marche pieds nus dans l'herbe, si possible, autour de jets d'eau tourbillonnants.
La Grâce marche lentement, les bras grands ouverts, et effleure les feuilles des arbres parce qu'elle aime la vie. D'ailleurs, les papillons ne s'y trompent pas et viennent se poser sur son épaule.
La grâce enrobe le film de son souffle, murmure en voix off des choses qu'on ne comprend pas, à un « tu » dont on n'est jamais vraiment sûr de qui il est, mais c'est profond parce que c'est chuchoté (et aussi parce qu'une voix off qui utilise les mots « Espoir » et « amour », c'est toujours profond).
Bref, pour tous les trucs inutiles, la Grâce est très douée. Mais quand il s'agit d'élever ses enfants, la Grâce n'a pas beaucoup de ressources à part leur raconter une histoire le soir et leur faire des baisers sur le front. Son charisme de mollusque ne lui permet pas de se faire entendre face à la Nature, père difficile, magnifique et plein de contradictions, et la Grâce semble au final elle-même être un enfant soumis de la Nature. Bref, trop de matière Grâce tue la matière Grâce.


Quand Terrence Malick filme Jessica Chastain, cela revient finalement à filmer la Grâce par-dessus la grâce, et c'est trop. Car vraiment, il n'y avait pas besoin d'en rajouter : comme toujours avec Malick, la grâce est déjà atteinte dans chaque plan et la réalisation elle-même semble toucher au divin. L'enfance est filmée comme je ne l'avais jamais vu filmée au cinéma. Les enfants courent, se taquinent, sont insaisissables, suivis par leurs ombres qui apparaissent et s'évanouissent. Terrence Malick ne se contente pas de les filmer jouant avec de la mousse et des canards en plastique dans une baignoire en rigolant : il montre les hésitations, les joies, les courses, les peurs, et la construction de ces enfants comme peu savent le faire, avec une caméra dont le sens du mouvement est exceptionnel. Le parfum du simple souvenir, de la nostalgie de l'enfance, souffle sur le film, et c'est véritablement ce qui lui donne une empreinte forte, quelque chose qui reste en nous longtemps après la séance. Des moments de cette beauté au cinéma, c'est tout simplement rare. Malick décrit à la perfection le besoin de se sentir exister face à un père qui prend toute la place, comment on en vient à ne se construire que par rapport à lui, en opposition ou dans son sillage.


Le problème, c'est que ce talent que Malick a pour filmer les êtres, il le dilapide en filmant trop la nature. Sur les quatre films de Malick que j'ai vu (Les moissons du ciel, Le nouveau monde, La ligne rouge et celui-ci donc), il semble qu'il n'y ait pas d'autres moments de la journée qui vaille la peine d'être filmé que lorsque le soleil commence à décliner et envoie sa plus belle lumière sur les herbes et les visages des enfants. Seuls les personnages ont leurs parts d'ombre. La nature, elle, sera apparemment toujours lumineuse et bienveillante.


Même s'il est difficile de nier qu'on assiste à 2h30 de cinéma sublimes, le spectateur ratatiné dans son siège finit tout de même par se trouver tout petit, trop petit, dans les grandes mains du papa Nature. Dommage que Terrence Malick tienne absolument à jouer au cinéaste touché par la grâce, car je veux bien l'admettre, c'est un génie de l'image qui n'a pas son pareil pour laisser infuser le sentiment de la mélancolie dans nos têtes de cinéphiles.

kernjoly
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le 18 mai 2011

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Kern Joly

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