Prends ça dans ta gueule Only God Forgive !

Après les jeunes filles des cités (Bande de filles), les Yéniches du nord de la France (Mange tes morts), The Tribe se charge de représenter une autre minorité cinématographique : les sourds-muets. En refusant les sous-titres, le réalisateur ukrainien Myroslav Slaboshpytskiy (48 points, au scrabble, ndlr) nous donne accès à leur rapport au monde, dans lequel la communication est laborieuse et le déchiffrage permanent avec ceux qui ne maîtrisent pas leur langage.

D’emblée, le film inverse le rapport traditionnel du cinéma à son public de l’ouïe et de la parole. Ce très beau choix consacre donc les sujets du film, destinataires privilégiés de l’oeuvre, seuls spectateurs ayant accès aux dialogues.

Quelle meilleure idée, justement, que de réaliser un film dans lequel les personnages ne communiquent qu’en langue des signes ? Ce langage du corps, des mains, de l’expression du visage, n’est-il pas l’essence même du jeu d’acteur ? La caméra, en captant ces gestes fascinants, ces visages tendus par la colère ou la peur, mais dont aucune parole ne parvient à s’échapper, se charge de combler l’éventuelle incompréhension.

La composition des plans, le mixage du son, apparaissent comme des locuteurs à part entière. Des travellings suivent doucement les personnages empruntant de longs couloir (entre deux bus, entre les parois de l’établissement), matérialisant ici leur destinée sans issue, leur existence engoncée dans l’enfermement et la misère. Le décor principal, établissement froid et monumental, s’apparente d’ailleurs à un centre pénitencier, dans lequel les chambres sont autant de cellules, et les barreaux des fenêtres segmentent l’image. La lumière rouge clignotante, qui remplace la sonnerie habituelle venant mettre un terme à l’heure de cours, fait ainsi penser à une alarme.

Sergey, jeune nouveau dans l’école, découvre un espace ultra violent, dont les lois, dictées par les plus forts, sont celles du racket, du trafic et de la prostitution. Paradoxalement, dans un monde inaudible, c’est le son qui manifeste le mieux cette violence : celle des coups, des gestes emportés, des langues qui sifflent. Le son prend toute son ampleur dans deux scènes à la limite du soutenable. La première, dans laquelle le simple tintement des outils métalliques, qu’une femme brutale manie pour pratiquer une IVG clandestine sur une des jeunes femmes de l’institut, redouble avec efficacité ses cris de douleur. La seconde, scène finale d’une violence inouïe, dans laquelle le bruit des tables de nuits suscite une sensation d’une rare intensité.

Enfermés dans une violence muette, les personnages sombrent rapidement dans la haine ou la démence. Peu importe les explications rationnelles, seule prime l’élégance de la mise en scène, ces longs plans séquences ou travellings avants qui accompagnent silencieusement des personnages plus qu’expressifs. Il semble regrettable, d’ailleurs, que le réalisateur ne filme jamais en gros plan, laissant seulement deviner le détail des bouches qui articulent ou des yeux qui disent.

Le film, qui n’aurait pas souffert de trente minutes de moins, a toutefois ses chances pour la Caméra d’or. Prix ou pas prix, il faudra de toute évidence aller voir ce premier long-métrage, qui constitue une expérience cinématographique hors du commun.
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le 22 mai 2014

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