Au milieu des années 1950 la télé s'invite dans les foyers japonais, et avec elle une production abondante de divertissements et de téléfilms qui vont peu à peu éloigner les spectateurs des salles de ciné -- ce qui peut paraître paradoxal puisque le cinéma japonais traverse alors son âge d'or. La Toei suit également la même tendance en créant son propre réseau de production et de distribution, la Dai-ni Toei ("Toei 2") ou New Toei qui va se concentrer sur la (sur)production de téléfilms à petit budget. Mais c'est un échec commercial qui engloutit les fonds du groupe et son existence sera éphémère (1959-1961). Il faut alors se recentrer sur des films de qualité qui attireront le public dans les salles : le gendaigeki (drame moderne) ? C'est déjà le cœur de métier de la Shochiku et des salles de théâtre. Le jidaigeki (drame historique) ? La Toho est déjà sur ce créneau, par ailleurs en perte de vitesse auprès du public. Shigeru Okada, le président de la Toei a alors l'idée de lancer une nouvelle ligne qui va combiner drame moderne, romance, action, esprit samouraï et film noir, avec un léger goût d'interdit. Quel meilleur cadre que les groupes yakuzas et les mutations de cette première moitié de siècle pour exploiter tous ces éléments et réalimenter le box-office ?
A partir du roman-fleuve Le Théâtre de la vie de Shiro Ozaki, Okada va avoir l'idée de transposer à l'écran le chapitre concernant le yakuza Hishakaku, un rôle qui siéra à Kôji Tsuruta, une nouvelle recrue du studio jusque-là plus connue pour des seconds rôles dans des films d'Inagaki. Tsuruta en gangster à l'ancienne, vêtu d'un kimono dont il ne se départira plus. Comme il lui fallait du répondant dans cet univers viril, on lance également le jeune Ken Takakura pour lui donner la réplique. Il est question d'amour douloureux voire de triangle amoureux autour de la belle Yoshiko Sakuma, d'amitiés viriles, de sens de l'honneur et de la loyauté, de vengeance, avec les deux composants essentiels qui façonneront ce genre cinématographique : la dualité entre sens du devoir et sentiments personnels.
La réalisation est particulièrement soignée et souligne l'aspect qualitatif de cette production, en rupture avec la surproduction de (mauvais) téléfilms des années précédentes. La photographie, les couleurs douces, les cadrages, la qualité des décors. Tadashi Sawashima signe peut-être son plus beau travail. Un nouveau genre est né avec lui : le yakuza-eiga (films de yakuzas), dans sa première version dite "chevaleresque" (ninkyodô) par opposition aux films plus sombres et plus réalistes à venir dans les années 1970. Hideo Murata, un des acteurs du film et également chanteur d'enka, va signer la chanson-thème du film, là aussi un des éléments qui deviendra une signature du genre. Pour Tsuruta et Takakura, ces deux monstres du cinéma, forts du succès du film, c'est la condamnation à jouer les éternels yakuzas aux valeurs chevaleresques, des rôles qu'ils ne quitteront plus jusqu'au déclin du genre dans les années 1970. Mais le public est revenu dans les salles, notamment pour les séances de soirée qui attirent une audience plus mature, et c'est bien l'essentiel pour la Toei qui va énormément capitaliser sur le succès du genre et lancer de nombreuses séries de films de yakuzas dans les années à venir, au point d'en faire sa marque de fabrique.
Un film-repère dans l'histoire du cinéma japonais, à apprécier pleinement en tant que tel.