Film assez typique d'un certain cinéma français du début des années 70, Themroc est une sorte de brûlot libertaire et anarchiste né de l'héritage de mai 68. La première partie des années 70 aura vu naître en France de nouveaux cinéastes soucieux de bousculer les codes et conventions en proposant aux spectateurs des concepts originaux, des visages nouveaux, des propos libertaires, des images plus crus pour des films souvent provocateurs, contestataires et déconcertants. Dans la mouvance de What a Flash de Jean Michel Barjol ou L'An 01 de Jacques Doillon, Claude Faraldo sort donc Themroc en 1973, deux ans après son premier film Bof... Anatomie d'Un Livreur qui préfigurait déjà le futur cinéma de Bertrand Blier et Joël Seria. Présenté au festival d'Avoriaz dont il repartira avec deux prix (Prix du Jury et Prix d'interprétation), Themroc sort à l'époque avec une interdiction aux moins de 18 ans qui ne sera levé qu'en 2018, le film devenant alors tous publics. Themroc a la particularité d'être un film sans dialogues articulés, les différents personnages s'expriment par des râles, des cris, des bruits et une sorte de charabia incompréhensible à l'oreille. Themroc reste donc encore aujourd'hui une sorte d'ovni cinématographique qui pourra déconcerter et ennuyer plus d'un spectateur tandis que ses saillis libertaires et provocatrices feront encore grincer quelques dents.
Themroc c'est l'histoire d'un peintre en bâtiment (Michel Piccoli) au quotidien aussi monotone que répétitif. Alors qu'il repeint une façade, il surprend par la fenêtre son patron en train de fricoter avec une secrétaire assise sur son bureau. Aussitôt convoqué entre deux agents de sécurité le peintre va finir par péter un plomb et se mettre à hurler contre la société. De retour chez lui il va s'emmurer dans sa chambre, faire tomber le mur extérieur pour vivre en marge de la société mais aux yeux de tous. Revenant quasiment à des instincts primitifs l'acte de rébellion commence à donner des idées aux autres habitants de son immeuble tandis que les forces de l'ordre tente de contenir la contagion.
Themroc est à l'évidence un film clivant que certains spectateurs ne manqueront pas de rejeter en bloc pour diverses raisons comme son incongruité, la radicalité de ses partis pris, sa vision caricaturale de l’ordre et de la police, la lenteur de son rythme, ses provocations aux bonnes mœurs, son aspect daté et brut de décoffrage ou ses relents post soixante-huitard. En ce qui me concerne j'ai trouvé le film de Claude Faraldo faussement bordélique et surtout d'une grande maîtrise dans la mécanique implacable de sa thématique montrant comment une personne qui va se mettre en marge de la société suite à un incident pourrait potentiellement contaminer la société toute entière. Le charabia et le baragouin qui accompagne toute la première partie du film basée sur une répétition immuable d'un rythme de métro boulot dodo dans lequel le personnage principale croise toujours les mêmes personnes n'est finalement que le bruit de fond d'une routine, comme un ronronnement monotone auquel plus personne ne prête vraiment attention. Tout juste la légère intonation du brouhaha quotidien dénote d’intentions plus ou moins amicales ou hostiles de la part de l'interlocuteur. Une fois extirpé de ce chant diffus de la monotonie sociale par son patron qui élèvera la voix pour lui signifier son renvoie la première réaction de cet homme sera de hurler pour exister face au silence. Et une fois barricadé chez lui dans une sorte de grotte ouverte vers le monde extérieur on l'entendra soupirer de bonheur en profitant des rayons du soleil levant qui le baigne de lumière alors que d'autres repartent s'engouffrer pour le rythme du brouhaha quotidien. Tout ce travail sur le lagunage, toute cette opposition de grognements face aux cris, de gémissements et de râles de plaisirs face au bruit de fond d'une routine aseptisée est donc très loin de n'être qu’un artifice gratuit pour faire original. Plus qu'un grand cri de révolte ou de liberté, Themroc, dans un très beau final sur lequel je reviendrai plus loin, fait l'apologie du gémissement progressif du bonheur jusqu'au râle de la jouissance face au bruit diffus et mécanique d'une vie trop plate.
Themroc est un film anarchisant et libertaire qui nous montre la révolte d'un homme face au conformisme, un film avec un individu qui s'offre simplement le droit à la marginalité mais qui en l'exposant à la vue de tous donne aussi des idées aux autres dans ce qui pourrait être un mécanisme révolutionnaire. Ainsi sa voisine d'en face finira par elle aussi envoyer valser tous ces biens de consommations par la fenêtre, briser le mur extérieur et adopter un retour vers une vie plus primitive et hédoniste. Forcément flics et CRS envahiront très vite la cour de cet immeuble comme pour contenir la révolte et l'empêcher de s'étendre en essayant de la réprimer. Dans l'esprit de mai 68 le film n'est évidemment pas tendre avec les forces de l'ordre et Themroc dresse un portrait particulièrement acerbe et vitriolé des policiers. On voit dans Themroc des flics organiser une ratonnade, un policier cogner sa femme, un autre soigner sa frustration de ne pas avoir pu arrêter un homme en passant à tabac un type innocent et fragile, d'autres flics violer collectivement une femme enfant (interprétée par Miou-Miou) ou d'autres encore faire des gestes déplacées envers une prostituée enfermée dans un fourgon de police. Bref, le genre de propos qui feraient aujourd'hui monter au créneau et s'exciter dans une offuscation collective syndicats de police et droite sécuritaire. De toute évidence Claude Faraldo voulait bouffer du flic et il ira jusqu'au bout puisque le personnage principal du film finira même par chasser un policier en pleine nuit qu'il fera rôtir sur une broche comme un porc pour ensuite se délecter des meilleurs morceaux servis dans un képi en guise d'assiette. Le film bouscule aussi d'autres tabous puisque le personnage entretient une liaison incestueuse avec sa sœur montrant une vision de l'amour libre qui pourra bien sûr choquer de nombreuses personnes. Themroc est une ode insolente, excessive et radicale à la liberté et forcément lorsque l'on s'affranchit de toute conventions sociales on prend le risque de heurter la société toute entière.
Niveau casting il faut tout d'abord noter la formidable prestation de Michel Piccoli dans le rôle de Themroc, cet homme qui pète un plomb et devient un dangereux électron libre est magnifiquement incarné par le comédien très habité par son rôle et très physique dans son jeu. Dans le rôle de sa voisine qui finira par le rejoindre dans sa révolution primitive on retrouve la très grande (du moins par la taille) Francesca Romana Coluzzi vue dans de nombreuses comédies polissonnes italiennes comme La Baigneuse Fait Des Vagues, La Championne du Collège, Ma Copine de Fac, Mademoisele Cuisses Longues etc etc ... La comédienne incarne ici la femme massive et forte d'un petit bonhomme timide et très en retrait interprété par Coluche, ce qui nous offre quelques scènes assez amusantes comme lorsqu'elle défonce son logement à grand coups de masses tandis que lui tape mollement du marteau pour essayer de l'accompagner. Le rôle de la sœur impudique et incestueuse est interprété par Béatrice Romand révélée par Eric Rhomer avec Le Genou de Claire en 1970. Pour le reste du casting on retrouve l'intégralité de la troupe du Café de la Gare avec la particularité que certains acteurs interprètent souvent plusieurs rôles comme Romain Bouteille que l'on retrouve dans pas moins de quatre ou cinq personnages différents (le patron, un flic, un agent RATP, un passager dans le métro, un voisin qui passe son temps à lustrer sa voiture). On s'amusera donc à retrouver également Henri Guybet , Miou-Miou, Coluche, Patrick Dewaere, Sotha, François Dyrek, Michel Fortin ou Philippe Manesse. Aujourd'hui on parlerait peut être d'un certain entre soit, mais il se dégage surtout de Themroc un sentiment de film de bandes, de film de potes et de jeunes exaltés qui veulent tout bousculer. A noter aussi la présence de Popeck dans le rôle d'un type qui résume à lui seul une partie de l'absurdité administrative puisque le personnage passe son temps à tailler minutieusement des crayons dont il casse avec autant d'application la mine pour pouvoir recommencer à les tailler.
Même si Themroc n'est as un film à suspens dont il convient de préserver les surprises, je préfère avant d'aborder la fin du film de prévenir que forcément ça divulgache un peu.
Ne parvenant pas à contraindre, ni remettre Themroc dans le droit chemin (c'est aussi le nom du personnage), les forces de l'ordre finiront par faire intervenir des maçons afin de reconstruire et refermer les murs qui étaient tombés. Si la voisine se laissera ainsi enfermer comme dans une prison, Themroc quant à lui tentera de séduire et bousculer les convictions du maçon (interprété par Patrick Dewaere) chargé de l'enfermer jusqu'à le convertir à sa cause. D'une manière symbolique qui n'est pas non plus d'une grande subtilité, Claude Faraldo montre comment l'ordre établi enferme les esprits dissonants et comment ces mêmes esprits contestataires peuvent continuer à repousser et faire tomber les murs en réussissant simplement à convaincre et séduire ceux qui les bâtissent d'en faire tomber les parpaings. Lors du très beau final du film Claude Faraldo mélange les cris de plaisirs d'une partouze à quatre aux cris de détresse de celle qui se retrouve prisonnière, le tout sur fond d'images de maisons aux fenêtres murées, d'habitations détruites et de barre d'immeubles de banlieues flambant neuve aseptisées, froides et silencieuses. Image d'un Paris populaire et prolétaire détruit, d'une révolte étouffer derrière des murs, d'une classe ouvrière repoussé aux limites des grandes villes pour que le bruit de sa colère ne soit plus audible au cœur de la cité, cette fin est riche de symboles forts. Il demeure pourtant là au loin un râle de jouissance qui fait encore écho, un cri qui interpelle encore et toujours ; car même chassé des métropoles, même calfeutré derrière les murs des prisons, même aseptisé par l'uniformisation des HLM, la liberté et la révolte murmure encore comme un appel diffus et une note dissonante à une symphonie de conformisme ronronnant. le râle de Themroc n'est pas mort, il bande encore !
Même si je comprends parfaitement que Themroc ne plaise pas à tout le monde (ce serait même le comble), le film ne mérite pas, comme c'est malheureusement parfois le cas, d'être balayé d'un revers de main comme un vulgaire navet sans intérêts et prétentieux. Claude Faraldo réussit une formidable parabole de Mai 68, de ce formidable cri de liberté, de révolte et de jouissance qui a finit par se refaire enfermer dans une forme de routine d’ordre et de sécurité. Et même si l'on sait ce que sont devenus aujourd'hui bon nombres des soixante-huitard d'hier, ce murmure de révolte, ce gémissement de plaisir reste encore et toujours dans le cœur et la tête des libertaires et des utopistes comme le son lointain d'un désir de jouir effrontément de la vie.