Le mutisme qui ouvre There will be blood résonne comme une émancipation dans la filmographie de P.T. Anderson : après les films chorals aux allures de thérapies collectives, place au focus sur un ensemble bien plus resserré, et rivé sur des matières. La splendide ouverture en fait un programme qui ne cessera de se déployer dans les deux heures trente à venir : l’homme face aux éléments, à travers le toucher, splendidement souligné par une photographie exceptionnelle, du bois, de la corde, de la roche, écrins à l’or noir, visqueux, sombre, luisant et épais.
“I’m an oil man”.
La violence faite à la terre, éventrée pour livrer sa richesse, contamine le récit tout entier. La musique grinçante à souhait de Jonny Greenwood, le regard acide du monumental Daniel Day-Lewis et le baptême d’un fils voué à payer au gouffre le prix de ses sens parachèvent cette partition maléfique.
There will be blood est une virulente histoire du capitalisme, qui atteint dans leur chair les personnages et dans sa couleur l’image elle-même : des intérieurs ocres aux extérieurs brûlés, dans tous les sens du terme, le film restitue le parcours d’une gangrène générale : financière pour Plainwiew, idéologique pour son alter ego, le pasteur Eli Sunday (Paul Dano qui relève le défi incroyable de pouvoir dialoguer d’égal à égal avec son partenaire).
“I want no one else to succeed.”
C’est là l’une des grandes et puissantes singularités du film : donner à voir une sucess story comme l’épanchement d’un mal. La progression est tentaculaire, dénuée de tout enthousiasme, ponctionnant la terre et expropriant les hommes. Plainwiew est sale, vénal, et consacre sa vie à rendre exsangue une humanité qu’il hait par-dessus tout.
C’est donc par la destruction que tout semble se mettre en place : c’est sur une chute dans un gouffre que s’ouvre le film, de même que l’incendie ponctue les phases les plus importantes du parcours du conquérant, dans des scènes d’une violence inouïes, dépourvues de tout lyrisme et oppressantes comme rarement. Le pétrole, ce sang de la terre destiné à la combustion, est l’origine et la fin, et c’est par l’incendie volontaire que l’enfant trouve un nouveau moyen d’expression.
“I’ve abandoned my child ! ”
L’autre grand contrepoint à tout parcours est celui de l’évocation de la famille. Chez le grand misanthrope, nul n’est besoin de lutter contre une concurrence extérieure : la menace est indigène. Plainview exploite et prospère en vue de se couper du monde ; de ce fait, chaque étape est souillée par une intention malsaine : deux baptêmes, l’un maculé de noir, l’autre par l’hypocrisie vénale attestent des lueurs sombres de liens du sang dévoyés. Un enfant sur l’innocence duquel on spécule ménage une vision au cynisme radical. Et les moyens envisagés de rédemption ne feront que confirmer cette approche : une communauté chrétienne fondée sur la mainmise d’un gourou, un demi-frère se révélant lui aussi un escroc.
“I am a false prophet and God is a superstition!”
Parce que l’enjeu véritable est là : la fortune est une chose, le pouvoir en est une autre. Dans le duel qui s’accroit entre les deux maitres, la jouissance de voir l’autre humilié l’emporte sur les victoires trop faciles sur le commun des mortels. Le cycle haineux l’emporte et Plainview parvient à s’imposer comme un trou noir au contact duquel tout s’étiole. S’il a reconnu avoir abandonné son enfant en hurlant devant la communauté d’Eli, il a depuis longtemps doublé cet aveu d’une horreur plus grande encore, et à la personne concernée en lui révélant ce qui pourrait être son origine. Et sa vengeance est une victoire indéfectible : ce prêtre est prêt à renier Dieu pour de l’argent, même s’il prétend le dire sans le croire, il se compromet suffisamment pour se révéler un faux prophète.
Succès total pour le nihiliste ; et le maitre de l’immonde de contempler son œuvre, un strike poisseux où se mêlent le brut, la bile et le sang.
(9.5/10)
http://www.senscritique.com/liste/Integrale_Paul_Thomas_Anderson/1457769