Mais avec Three Times, Hou Hsiao Hsien et son style vaporeux et léthargique, agrippe son concept pour l’élever. C’est presque une œuvre dite historique, mais qui immerge par le petit bout de la lorgnette : celui de de la population et son pouls, celui d’une chanteuse épileptique, d’un photographe, d’une courtisane, d’un militaire. Un petit bout de tout et un bout de rien, le grain de sel d’une société, son opacité et sa transparence. Que cela soit le désir d’amour, de liberté ou de reconquête d’une jeunesse enfermée dans sa torpeur maladive. Et rien que pour cela, Three Times est beau. Magnifique même. Surtout avec cette idée de reconduire les deux mêmes acteurs pour jouer les trois couples (Shu Qi et Chang Chen).
Cette beauté à deux visages qui se contemplent dans leurs réincarnations, qui se diluent par les cicatrices et les rides perpétrées par les années, qui prennent leur temps à dévoiler tous leurs mystères. Chacune des trois périodes contient sa propre architecture, ses codifications intrinsèques et portent toutes un regard différent sur la physiologie de l’amour, son impact émotionnel, son rapport charnel à la sexualité. Comme cette dernière partie, qui se veut moins pudique dans ses intentions, plus explicite, plus libre dans la libéralisation des mouvements des corps.
Comme si le monde actuel se voulait moins articulé autour des sentiments mais plus obnubilé autour de l’expression des corps et de leurs pulsions. Dans sa description des époques, Hou Hsiao Hsien ne se fait jamais moralisateur dans son discours sur les changements du passé au présent, mais prend du recul pour classifier, décortiquer les modes de vies sans s’enfermer sur des dissertations sur l’héritage et la transmission.
Les ramifications peuvent être diverses dans les obstacles narratifs qui occupent les différents arcs : l’obligation militaire et sa distance, le combat politique pour la liberté ou l’incandescence d’un vague à l’âme d’un monde moderne bétonné. Dans sa conception, dans sa faculté à se jouer des époques, tout en étant extrêmement précis dans la captation de son microcosme périodique, Three Times se rapproche d’un film somme tel que 2046. Il a un peu de Wong Kar Wai version In the mood for love dans Three Times, notamment dans les deux premières parties, par l’aspect très évasif et stylisé des sentiments amoureux qui oscillent entre pudeur, désir enfoui et indifférence coupable, comparé à l'aliénation cyberpunk et technoïde de la dernière partie qui se rapproche plus du travail du réalisateur période Millennium Mambo avec cette jeunesse qui marche sur un fil dans des métropoles contemporaines désincarnées.
Le premier acte, les personnages flirtent mais sont incapables de consommer leurs affections ; le second acte, brillamment fait comme un film muet, les deux protagonistes sont séparés par des codes de la propriété et par l’ombre sombre de la prostitution. La troisième partie, incroyable de chaos, ambigu dans son nihilisme adolescent où la jeunesse s’enivre de connexions cellulaires tout en annihilant toute barrière, faite de rupture. Dès le début, Hou Hsiao Hsien joue avec les contrastes et magnifie sa vision du monde par la méticulosité de son cadre, son adoration pour l’ordinaire et le quotidien, la luminosité de son décor (lumière naturelle ou néon incandescent), la phosphorescence des corps et surtout par sa bande son où chaque époque, chaque souvenir est rattaché à une chanson particulière. Et oui, Three Times est un petit miracle de cinéma.