Timbuktu ou Le Chagrin des Oiseaux

«Le 22 juillet 2012 à Aguelhok, une petite ville au nord du Mali, alors que plus de la moitié du pays est occupée par des hommes dont la plupart sont venus d’ailleurs, s’est produit dans l’indifférence quasi totale des médias et du monde un crime innommable. Un couple d’une trentaine d’années qui avait eu le bonheur de faire deux enfants a été lapidé jusqu’à la mort. Leur crime : ils n’étaient pas mariés devant Dieu. La scène de leur mise à mort diffusée sur internet par les commanditaires est horrible : seules leurs têtes dépassent du sol où ils sont enterrés vivants. La femme, au premier coup de pierre reçu, émit un cri rauque puis un silence. Elle était morte. L’homme ne dit rien. Cinq minutes après, ils furent déterrés pour être enterrés plus loin.
Aguelhok n’est ni Damas ni Téhéran. Ce que j’écris est insupportable, je le sais. Je ne cherche aucunement à émouvoir pour promettre un film. Ce que je veux, c’est témoigner en tant que cinéaste. Je ne peux pas dire que je ne savais pas, et, puisque maintenant je le sais, je dois raconter dans l’espoir qu’aucun enfant ne puissent apprendre plus tard que leurs parents peuvent mourir parce qu’ils s’aiment.» Abderrahmane Sissako dans sa note d’intention.


Perle noire établie au carrefour de cultures ancestrales, au croisement de l’Afrique noire, arabo-berbère, du Sahara, le long du fleuve Niger, Tombouctou trouve en A. Sissako un porte-voix digne de sa singularité. Il est impossible de sortir du cinéma intact, la gorge dénouée, la baffe cinématographique, poétique et déchirante, à laquelle on vient de survivre vaut toutes les palmes qui ne lui ont pas été décernées.


Au milieu de la ville aux 333 Saints, Zabou la folle, rieuse, porte sur son épaule un coq. Seule femme pouvant disposée de son corps, elle se déplace sur ses talons rouges et ose jeter un « connard ! » à la face des djihadistes venus imposer une loi prétendument divine. Elle arbore fièrement des couleurs bariolées et traîne sur le sol rouge poussiéreux un long voile noir. A Tombouctou, les fous peuvent faire ça, car ici les fous sont libres.
Un peu plus loin des jeunes jouent au football. Seulement, il n’y a plus de ballon, le football est haram à Tombouctou. Puis d’autres se font surprendre en train de faire de la musique au détour d’une soirée sèche qu’il est aisé d’imaginer chaude et étoilée. « Savez-vous qu’il est interdit de faire de la musique ? » leur demandera le juge.


Peu à peu, au fil d’un cadrage de maître -chaque plan est travaillé comme une photographie- des personnages fiers, d’une incroyable beauté crèvent de ne pouvoir crier leur rage. A l’image de Kidane, personnage principal, nomade aux traits fins vivant dans les dunes de sables au côté de sa fille et de sa femme, et qui va voir son destin basculer. Père de famille intègre, éleveur de bœufs, pieux, il est resté alors que le voisinage se dépeuple.
Cependant lorsque GPS, la vache, se perd dans les filets d’un pêcheur, tout basculera. Des mondes vont alors se confronter. L’homme qui vit de la pêche contre celui qui vit de l’élevage, celui d’un nomade contre celui d’un sédentaire, celui de la ville contre celui du désert, l’enfance et l’âge adulte, la beauté, la violence, la religion et l’islamisme, le pouvoir, l’injustice et la dérision, enfin l’horreur et l’innocence.
Et à chaque monde correspond son propre langage. Alors il faut traduire. Traduire de l’arabe au tamasheq, du tamasheq au bambara, du bambara au français, du français à l’arabe, de l’arabe à l’anglais et de l’anglais au songhaï. Traduire aussi l’indicible qu’on ne peut que difficilement concevoir, tantôt par l’humour, tantôt par la cruauté des images ou à travers des plans somptueux. Toujours avec justesse, les contrastes constants évitent agilement la caricature. Chorégraphié et filmé avec majesté, le film ne tombe pas dans un manichéisme facile, hélas trop répandu ces temps-ci. Un djihadiste peut être danseur et un héros peut être assassin. On peut voir la compassion d’un bourreau pour sa victime, et de victimes pour leur bourreau.


«Celui qui est barbare est d’abord un être humain. Avant d’être égorgeur, il a été enfant.» A.Sissako.


Alors oui, le film ne relate pas les faits exacts, tel que le dénonce la bloggeuse féministe tombouctienne Fatoumata Harber, témoin direct de l’occupation qui lui reproche aussi un point de vue « trop Touareg», reflétant ainsi la forte tension ethnique entre communautés arabe et nomade d’un côté, et noire de l’autre au Nord-Mali.
Il existe aussi de nombreuses critiques qui reproche au film de ne pas être aller assez loin dans la dénonciation, de ne pas avoir davantage montré la destruction du patrimoine, des manuscrits, des mausolées, la barbarie, le trafic de drogues, et les relations ambigües entre Touareg, Ansar Dine et les forces de libération.


Mais là est justement ce qui fait de ce film un chef d’œuvre. Il évoque et suggère poétiquement au lieu de montrer avec une rigueur quasi scientifique, ne se contente pas de lister des faits en larmoyant, et décide de s’en éloigner parfois pour écrire une fable universelle, un conte documenté par une perception subjective. Il invoque les mythes de la lutte fratricide entre Abel et Caïn et du Paradis bafoué. C’est aussi Gao, Haïti, Tianan’men et la force des femmes qui se dressent. Timbuktu c’est aussi Paris.
Et Kidane n’est pas qu’un Targui, il est également tous les otages et populations, les victimes du totalitarisme qui n’ont rien d’autre que leurs souvenirs pour tenir. En somme, Timbuktu a cela de génial qu’il part du particulier pour atteindre l’universel.


En distillant dans un Eden africain, une violence insidieuse mise en musique par Amine Bouhafa, Abderrahmane Sissako crée un genre unique. Il donne une leçon de cinéma à tous ceux qui échouent à montrer l’innommable. Esthétisé et puissant certes, mais néanmoins vraisemblable puisque inspiré de faits réels, Timbuktu fait honneur aux réalisateurs africains trop peu nombreux à être internationalement reconnus puisqu’il représentera pour la première fois la Mauritanie aux Oscars en 2015. S’il remporte le prix, outre un hommage rendu aux victimes de l’ignorance, ce seront donc une équipe de production courageuse et des acteurs talentueux qui seraient récompensés, le tournage s’étant opéré sous haute sécurité à Oualata en Mauritanie, Tombouctou ayant été la cible d’un attentat-suicide avant le début du tournage.


S’il est peut-être déjà trop tard pour aller le voir au cinéma, il paraît absolument primordial de voir ce film qui offre à réfléchir sur la précieuse idée de liberté, dont nous ne semblons apprécier la valeur que lorsqu’elle est mise en péril.

Eude
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le 17 oct. 2015

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Eu Dé

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