Personnel encadré
Le premier film de Frederic Wiseman, documentariste devenu par la suite incontournable, pose dès 1967 son parti pris d’un regard direct et dénué de tout aménagement. Plongée dans une unité carcérale...
le 6 oct. 2020
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Première publication le 11/12/2017.
Le premier film de Frederick Wiseman, en se basant sur une connaissance très limitée de sa filmographie, fait preuve d'une férocité incroyable, que je n'avais jamais ressentie comme telle dans ses autres documentaires. Indépendamment de son sujet principal, les conditions de détention dans une prison d'état psychiatrique du Massachusetts, c'est une œuvre qu'il faudrait montrer à tous ceux qui auraient encore un doute quant à la puissance intrinsèque du montage, quant au message qu'il peut véhiculer, bien au-delà de la simple somme des images articulées. Un cas d'école.
Trois exemples à ce sujet.
Le montage, rien que le montage, et tout ce qu'il comporte de dénonciation, d'ironie, et de violence, aiguisé et taillant comme un rasoir.
La "formule" de Frederick Wiseman semblait être déjà en place pour sa première incursion au cinéma. Une institution, une volonté de documenter de l'intérieur et de témoigner, une mise en lumière de certains rouages (explicites ou moins évidents et apparents), et toujours la même façon de procéder : pas de commentaire en voix-off, pas de musique, simplement un agencement percutant des (dizaines d')heures d'images prises sur le vif. Évidemment, un tel témoignage ne plut pas aux autorités de contrôle de l'époque qui censurèrent le film sous prétexte (officiel) que le film violerait l’intimité et la dignité des patients de Bridgewater, alors que Wiseman avait pris toutes les précautions administratives et légales à ce sujet avant de commencer à tourner. L'image véhiculée par le film n'était pas vraiment de l'ordre de la campagne promotionnelle, à la gloire de la nation et de ses institutions, il faut bien l'avouer.
Titicut Follies est violent, bien sûr. En montrant les relations entre les gardiens et les internés aux degrés de folie extrêmement variés, parfois de manière très frontale, l'expérience ne peut qu'être dérangeante. Mais tandis que le parti pris de Wiseman s'affiche parfois de manière évidente, presque outrancière (dans le bon sens du terme, découlant de la volonté voire la nécessité de choquer), il y a d'autres moments où il s'exprime beaucoup plus subtilement, d'un efficacité très différente mais tout aussi intense. Qui est le plus fou, entre d'une part le docteur qui pose ses questions comme on le ferait sous l'Inquisition, qui plus est avec un accent étrange, doté d'une logique à géométrie variable et distribuant ses arguments d'autorité d'une violence folle à la face de ses interlocuteurs, et d'autres part les patients sagement assis dans un couloir, faisant des gestes tout aussi étranges mais certainement moins agressifs ?
Et, bien sûr, l'expression la plus dure de cette violence institutionnelle lors d'un entretien avec un patient devant un jury de spécialistes censés évaluer son état. Un patient qu'on a déjà eu l'occasion d'entendre auparavant, exprimant avec une lucidité étonnante (ou du moins une sincérité apparente émouvante) le mal que le lieu et les médicaments lui font, le malaise que peut susciter en lui un environnement peuplé de malades quand on pense être soi-même en bonne santé, et sa volonté de retourner dans une prison conventionnelle car son état s'aggrave de jour en jour. Pire, il remet en question la légitimité de l'institution en critiquant la pertinence des tests qu'on lui a fait passer, au sujet du nombre de fois où il se rend aux toilettes ou encore de ses affinités d'ordre religieux. Des réserves et des raisonnements qui semblent à nos yeux émaner d'une personne parfaitement consciente, raisonnable, en bonne santé mentale. Le mépris et la condescendance du jury à son égard seront d'une brutalité glaçante : suite à un ersatz de délibération, et sous couvert d'arguments scientifiques douteux, ils décideront d'un commun accord d'augmenter la dose des tranquillisants pour stopper cet accès de revendication et pour endiguer ce sursaut de conscience. L'arbitraire est à son zénith.
Deuxième publication le 13/03/2021.
Avec un peu plus de recul sur la carrière particulièrement prolixe de Wiseman, on peut facilement discerner deux régions de sa filmographie, séparées par une frontière qui se situe du côté de la table de montage. La durée moyenne de ses documentaires les plus récents doit avoisiner les 3 ou 4 heures, mais il fut un temps où il parvenait à davantage dégraisser ses dizaines d'heures de rushes pour en faire, dans les années 60 et 70, des films de 100 minutes environ. Une étape essentielle qui pose les fondations d'un cinéma singulier, et Wiseman le rappelle souvent : "Le film est terminé quand, après montage, j'en ai découvert le scénario". Ses tout premiers films, en plus de la précision dont ils témoignent, sont également exempts de toute bonne volonté de la part des institutions, disposition qui sera amenée à évoluer et à s'inverser au fil du temps et des productions.
L'irruption d'un montage alterné évoquant davantage la fiction que le documentaire, lors de la séquence de l'alimentation forcée par intubation mise en parallèle avec la mise en bière, est un parti pris très fort et très rare de la part de Wiseman. C'est le premier signal très franchement macabre du film, une décharge électrique qui fait suite, déjà à ce moment-là, à un portrait pas vraiment très réjouissant de Bridgewater, de ses gardiens comme de ses pensionnaires. Le harcèlement permanent que l'on perçoit (et qui est probablement à l'origine de la censure qui conduit à l'interdiction de la diffusion du film pendant près de 20 ans) à l'encontre des résidents dont on ignore tout (autre parti pris très efficace), que ce soit physique ou moral, laisse des traces : en plus de celles déjà citées précédemment, il y a celle, insupportable, où les gardiens demandent une bonne vingtaine de fois à Jim si sa chambre sera propre demain — propreté dans l'établissement qui fera d'ailleurs l'objet d'une mesure assez drastique en la matière, car pour parer à l'incontinence de la majorité des hommes, la nudité sera exigée dans la très grande majorité des situations.
Deux constats pour terminer.
Le flot de paroles chez certains pensionnaires, parfois pas du tout délirantes, qui parodient sans le vouloir et sans le savoir politiques, prédicateurs ou officiers, en amalgamant une quantité impressionnante d'informations qui renseignent sur l'époque du tournage, avec la guerre froide, la guerre du Vietnam surtout, l’assassinat du président Kennedy, la peur de la bombe nucléaire, le tout formant un réseau dense d'angoisses qui ont eu le temps d'infuser en profondeur.
Et aussi la notion du déguisement festif, qui sous certains aspects peut introduire un peu de légèreté dans cet établissement glauque, mais qui introduit surtout un contraste sinistre : selon que vous serez gardien ou détenu, les travestissements vous rendront drôle ou misérable.
http://www.je-mattarde.com/index.php?post/Titicut-Follies-de-Frederick-Wiseman-1967
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Créée
le 11 déc. 2017
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