La première fois, j'ai vu (Tokyo Sonata).
La seconde fois, j'ai regardé (Tokyo Sonata).
C'est normal en même temps: j'avais déjà vu, je savais et c'était frais (moins de deux semaines). Je pouvais donc alors regarder, je n'avais rien d'autre à faire que ça.
Il me sera bien difficile de raconter ma vision de ce film. Si je ne l'avais pas, depuis, regardé, j'aurais sans doute plus d'impressions de cette vision que je n'en ai maintenant.
De ma vision, je me souviens de la fin: une émotion qui passe par l'art, par la musique, enfin, tandis que les gens (en particulier les adultes) ne savent même pas manifester leur bonne réception si ce n'est en se penchant vers le jeune pianiste tels des plantes attirées par le soleil. Je me souviens que ça parlait d'incommunicabilité: les adultes nient les problèmes et n'écoutent pas les enfants, qui sont donc finalement confinés en eux-mêmes ou entre eux (entre enfants). Les adultes veulent sauvegarder les apparences. Ils ne veulent pas avouer leur détresse. Parce que leurs congénères ne les écouteraient pas. C'est à dire: je n'avoue pas ma détresse pour ne pas être délaissé. Dans ce film: je n'avoue pas que je suis au chômage pour que mes enfants et ma femme continuent à me respecter (et en particulier pour que ma femme ne me quitte pas, elle qui ne travaille pas et ne sait donc être qu'une épouse de travailleur).
Ce soir, j'ai regardé Tokyo Sonata. Je n'ai plus pleuré devant la séquence finale au piano (suite bergamesque de Debussy). Mais j'ai regardé les cadres, déjà:
A PARTIR DE L'OBSERVATION DES CADRES
Les cadres sont, dans ce film, à l'image qu'on pourrait se faire d'un "cadre" de film et plus spécifiquement d'un "cadrage règlementaire" dans le secteur des films institutionnels. En effet, ce qui saute aux yeux, quand on connaît déjà les péripéties du films et qu'on a déjà ressenti de plein fouet toute son ironie dans certains plans, c'est qu'il y a une froideur et une (re)tenue infinie dans la plupart des premiers plans du film. Pour préciser, prenons un plan au début dans la maison: la maman parle à son jeune fils, dans la salle à manger. Le plan est fixe et les personnages sont encadrés par les livres et étagères de la bibliothèque, très bien rangés. En dérivant de l'observation du cadre à celle de l'encadrement par les meubles, on pourra observer que la maison est toujours très bien rangée, y compris la chambre du grand frère, qui n'est jamais là et ne semble pas être très rangé dans sa tête à la manière dont il gère sa vie (partir à l'armée sur un coup de tête). Voilà comment je vois les choses: les décors et les cadres sont accordés dans une certaine idée du rangement. C'est la mère qui range, ou bien il faut que tout soit rangé.
Tout l'univers doit être rangé. Les plans, les situations, les cellules spatiales et même temporelles. Et ça devra continuer même avec le chômage: la zone de la soupe populaire est bien séparée du chemin usuel qu'empruntent les travailleurs. Finalement, même l'emploi du temps du chômeur est bien organisé (d'abord, l'escalier en colimaçon bondé, puis la soupe populaire, ou bien l'inverse, et la bibliothèque si on est d'humeur), il doit finir par l'être: le chômeur ne produit rien sauf de la recherche, et le respect de sa routine "laborieuse" prouve qu'il fait les choses "comme il faut", qu'il ne baisse pas les bras. Rentrer trop tôt est un problème en soi, d'ailleurs.
Rangé mais aussi "rutilant". Là il s'agira de vanter le mode de vie occidental, les objets de consommation. Je repense en particulier aux voitures, notamment celles dont le toit est décapotable et peut se retirer tout seul. Il y a la bleue, excitante, chez le vendeur de voitures, puis la rouge, volée par le cambrioleur dans laquelle elle a le bonheur de grimper. La façon dont elle est filmée, à l'arrêt dans le parking du supermarché, est plutôt "avantageuse" pour la voiture, c'est à dire que le cadre la rend "belle". Si vous regardez des émissions de voitures (Turbo par exemple) ou même des publicités automobiles, vous savez bien que cela pourrait s'apparenter à de la zoomorphie (filmer la voiture pour la comparer à un animal) mais que la plupart du temps c'est juste les plans qui font le mieux ressortir le design et la "puissance" des voitures, leur caractère industriel donc idéal. En effet, ce qu'il y a d'idéal avec un objet produit en série, c'est qu'il ne diffère en rien de son semblable. Un objet industriel de grande consommation a donc ce caractère idéal qui rappelle forcément Platon: l'objet se rapproche au plus prés de l'idée qu'on peut s'en faire puisqu'il a été modélisé précisément pour revêtir au moins une apparence fixe.
C'est là qu'on peut glisser vers le thème des apparences, thème central dans Tokyo Sonata. Dans ce film, il n'y a que les éléments d'architecture bâtie qui puissent surpasser en prestige cette voiture là. C'est finalement simplement l'objet qui, à ce moment de la vie de la mère de la famille, lui semble être son nouvel "idéal de consommation" (justement). La voiture se donne donc au regard, elle s'y livre, de la manière la plus idéale, comme pour coller à l'idéal de design industriel qui a procédé à sa construction. J'ai été très sensible à ça parce qu'à l'époque où songeais à ma carrière professionnelle (c'était au lycée), je rêvais de posséder cette voiture (la peugeot 206 cc) qui n'était alors pas sortie (et je ne la connaissais donc qu'en photographies "design" idéales, je ne la connaissais pas intimement, je n'avais pas ... placé ma langue devant son pot d'échappement, mis ma main sous son capot, respiré la poussière sous son volant, ou rien d'autre qui me permette de me rendre compte de ce qu'était posséder et conduire une voiture).
Revenons aux éléments d'architecture bâtie. Je me souviens d'un grand pont, modèle réduit de celui de San Francisco, qui encadrait un plan: c'est lui le cadre. Je formulerais une théorie, qui serait valable pour tout le film, comme quoi c'est tout ça qui enferme les personnages: les architectures, ou devrais-je dire les infrastructures ET les superstructures. Car c'est la métaphore visuelle d'une vision totalement fonctionnaliste de la société: le monde qui encadre les personnages est idéal au sens industriel. Mais aussi au sens industrieux: si les choses encadrent physiquement les personnages, c'est donc aussi le cas des institutions (le travail, la productivité - jouer du piano n'est pas productif) qui encadrent spirituellement les personnages.
Spirituellement.
C'est pourquoi la dernière scène signe en quelque sorte la fin de l'esprit productiviste et fonctionnaliste.
MAIS surtout, l'ensemble de l'encadrement, qu'il soit physique ou spirituel, se devait d'être manifeste car c'est une société de rôles. Un cadre permettait d'assigner un rôle (attention: je parle au passé mais je ne dis pas qu'à la fin les personnages se débarrassent de tout ça, je dis juste qu'il y a du "mieux"....):
DES PERSONNAGES ET DES ROLES
Tout ce qui suit m'avait auparavant été inspiré par deux films sans doute moins connus: Suicide club et Noriko's Diner (qui est un genre de cross-over du premier: se passe pendant les événements de Suicide Club), deux films de Sono Sion.
Il y a des rôles. Des rôles nous permettent de nous reposer sur quelque chose, de souffler au milieu de la longue quête de l'existence (qui consiste à trouver en quoi j'ex-iste, avec le préfixe"ex" qui stipule que l'on doit extérioriser son être, autrement dit avoir une action ou laisser une trace... EXISTER veut donc dire ETRE AU MONDE).
J'envie les parents: avoir un enfant, c'est être important, nécessaire. L'enfant n'est pas nécessaire: personne ni rien ne dépend de lui. Il aurait pu ne pas être conçu, ne pas exister. En enfantant, l'enfant devient parent: l'oeuf devient poule. Le créé devient créateur, il acquière une forme de dignité qu'il n'avait pas auparavant.
Dans Tokyo Sonata, le père explique qu'il doit être respecté pour avoir de l'autorité. C'est pour cela qu'il ne veut pas revenir sur ce qu'il a dit à son fils. Mais il a aussi caché qu'il avait perdu son emploi. Quand l'épouse dit qu'elle "emmerde son autorité", c'est donc forcément un tournant: est-ce qu'elle dit ça à propos du fils ou à propos d'elle-même qu'elle parle? Autrement dit, veut-elle affaiblir cette autorité parce qu'elle ne le respecte plus elle-même (du fait qu'il ne travaille plus) ou simplement parce qu'elle pense qu'il ne vaut pas la peine de jouer ce jeu avec son fils (jeu qui consiste à ne pas revenir sur sa décision)?
Mais, pour aller plus loin, il faut voir plus précisément en quoi les personnages réagissent à leur cadre, en quoi ils adoptent leur rôle. Nous avons dit que la mère est probablement celle qui range la maison ou bien qui symbolise l'ordre de la maison. Elle prépare d'ailleurs à manger pour tout le monde, dés que quelqu'un a faim. Les enfants, de leur côté, ont tracé des lignes à la craie à l'entrée de leurs chambres respectives. Ce trait signifie: ceci est la frontière que l'on ne devra pas dépasser. La "frontière", c'est à dire la ligne de partage entre le monde public et le monde privé de l'enfant. L'existence de cette frontière (la mère ne doit jamais la franchir, elle ne doit donc jamais rentrer dans la chambre!) implique que la communication n'a pas été suffisamment bonne pour livrer toute ou partie de l'intimité de l'enfant. Le jeune frère, d'ailleurs, a décidé de ne plus parler parce qu'on ne l'écoutait pas. Les frères ne peuvent pas communiquer réellement avec leurs parents en étant écoutés équitablement. Les parents ne veulent pas dialoguer et entendre les expressions de leurs enfants de manière subjective, personnelle, affective, directe, SENSIBLE. Ils se "montrent" INSENSIBLES, ils donnent l'apparence ("c'est pour donner le change" dit l'autre chômeur, ami du père, à propos du téléphone portable qui sonne toutes les 20 minutes), l'apparence de ce qu'ils sont CENSES être, objectivement. Ils apparaissent selon leurs rôles, et répondent comme il faut qu'ils répondent, conformément à leur rôle.
C'est cela dont à la fin du film les personnages veulent tous se débarrasser:
- le père veut garder l'argent et repartir à zéro (s'en aller) ; il change d'avis pour récupérer le rôle de père nourricier et l'amour des siens (ils l'auraient déjà quitté s'ils ne l'aimaient pas)
- la mère veut garder la voiture, l'"amoureux" qui la désire et repartir à zéro ; mais, comme le père, elle se sait indispensable, et les traces de pneus dans le sable indiquent que la voiture est dans la mer (avec ou sans le cambrioleur à l'intérieur?), et puis elle est tout d'un coup pénêtrée par une lumière, une révélation (peut-être est-ce le sentiment d'être aimée ou d'avoir un fils doué ou bien qu'elle est mère, voire peut-être le retour de la joie, simplement)
- le grand frère veut abandonner les américains et essayer d'écouter et d'aider des irakiens (sans qu'on sache s'il s'agit d'ex-partisans de Saddam Hussein ou d'autres irakiens)
- le petit frère veut devenir le centre de l'attention, être écouté, d'où la singularité de son "interprétation" de la Suite Bergamesque de Debussy au piano: la douceur et la subtilité de son doigté témoignent de ses émotions, entre ouverture au monde, mélancolie et vitalité ; il n'est, dés lors, plus l'enfant qui doit simplement arriver à être comme tout le monde, s'adapter coûte que coûte, faire les choses dans les règles comme son père le directeur administratif, champion des règles. Il acquiert le droit de s'en affranchir.
Il faut ajouter, à propos des rôles, que le professeur de piano, avec son châle pour contrebalancer le fait que sa maison soit placée en plein centre-ville (décontraction du vêtement, et environnement stressant), illustre bien l'idée d'une contrainte extérieure. Elle est prise dans un étau avec son châle et les morceaux qu'elle aime que ses élèves lui jouent, comme seuls remparts contre la solitude et l'isolement (son divorce est récent). L'instituteur de la classe du jeune frère est encore plus émotif: attaqué par le jeune garçon, il n'arrive pas à se défendre et lorsque la maman vient le voir, il explique que le fils l'a "rudoyé" et qu'il n'a plus sa place parmi les élèves. Autrement dit, le fait que l'enfant ait dit quelque chose à propos de la réelle existence du professeur (qu'il l'avait vu lire une revue pornographique dans le train) détruit l'idéal du professeur et donc son autorité, car, tout comme le père, il n'a bati son autorité que sur des apparences (idéales, donc: l'idéal du professeur, il doit y coller au maximum pour qu'on lui associe le respect dû à un tel représentant d'une institution). Tout comme la famille, l'école est ainsi une autre institution que Tokyo Sonata développe comme un cadre présent spirituellement dans le film. (Spirituellement et non matériellement, n'en déplaise aux fans de Marx: il ne s'agit ici que des représentations et du crédit qu'on peut attribuer en fonction d'idées reçues. On ne peut en effet accuser d'idéalisme (et s'en moquer) celui qui considère les idéaux et leur influence sur les phénomènes sociaux.) L'école est un cadre déterminant, une institution à laquelle l'instituteur avait décidé de rattacher sa propre action, en y faisant référence au maximum.
A propos de cette séquence inaugurale du professeur qui surprend l'élève en train de faire passer un livre que tous les autres élèves avant lui ont fait passer, elle vient du film Les 400 coups. C'est la plus évidente citation. Pourtant il y a 3 autres séquences qui en viennent également (je m'en suis rendu compte parce que j'ai vu le film de Truffaut cette semaine): la ballade dans la ville avec le copain fugueur du jeune frère (qui dit en "avoir marre de tout", des cours, des parents, etc... comme dans Les 400 coups), l'arrestation et le séjour du jeune garçon en prison, et la séquence de la maman au bord de la mer (la mer comme symbole, récurrent au cinéma, de la passerelle insurmontable, de la liberté potentielle mais hors de portée du simple humain; ici, la maman dit d'ailleurs qu'elle "CROIT VOIR au loin une terre" ou peut-être est-ce un bateau... C'est la liberté qu'elle veut. Mais le voleur, lui, ne voit rien. Il veut juste lui faire l'amour, en définitive...). Même le film Two Lovers, dont l'auteur dit avoir cité les 400 coups, avec sa séquence au bord de la mer notamment, ne cite pas le film si littéralement.
Quand à comprendre pourquoi il y avait autant de citations du film de Truffaut (et peut-être plus de citations encore, je n'ai pas cherché, tout ça m'a sauté aux yeux dans la salle), c'est assez évident quand on a vu le film: le film dresse le constat, 50 ans après, d'une communication qui ne veut toujours pas passer entre les enfants et les adultes (la séquence en classe notamment), d'enfants obnubilés par les richesses de la ville mais interdits d'en jouir, à l'abri des institutions (même séquence de classe pour le livre qui tourne sous les tables, objet du monde extérieur, mais aussi la séquence de la fugue/balade), mais également la toute puissance de ces institutions (la société, l'école, la famille, sont incontournables: la mer comme symbole d'une frontière vers un ailleurs inatteignable, d'un danger impalpable et muet mais qu'on devine; la liberté impossible, donc ; la police et la justice aussi sont incontournables et toujours aussi aveugles, inintéressés par les raisons qu'ont les jeunes délinquants; la justice sert donc toujours de force de dissuasion contre un comportement non réglementaire, quel qu'il soit... d'où cette séquence de la prison).
A propos de la séquence de la prison, ce qui m'a fait rire, c'est la condamnation du jeune garçon: "Comme tu ne veux rien dire, on va t"arrêter comme Resquilleur majeur". Déjà, on lui dit implicitement: "tu ne parles pas mais on sait que tu es mineur et pour te punir, on va te condamner". Mais en plus, ce qui est absurde, c'est qu'on le condamne comme Resquilleur majeur alors qu'il est mineur. C'est le contraire exact de la loi: comme tu n'as pas été sage, je décide que tu as droit à une sentence qui ne correspond pas à ton crime. Ca n'est d'ailleurs pas possible: si on regarde les textes de lois qui condamnent le resquilleur majeur, on y verra forcément que pour s'appliquer, la peine implique que le criminel soit majeur. Autrement dit si la condamnation s'applique au "crime de resquilleur majeur", elle ne peut s'appliquer qu'au resquilleur majeur. Ainsi, avec cette séquence non dénuée d'humour, le réalisateur montre que:
- on veut faire peur au petit garçon (dissuasion)
- on lui fait prématurément jouer un rôle (celui du criminel)
Que ce soit dans Tokyo Sonata ou les 400 coups, personne dans la cellule (pleine d'adultes) ne semble s'étonner qu'un enfant si jeune y fut envoyé. J'ai du mal à comprendre pourquoi personne ne réagit. Est-ce que c'est parce qu'ils assument le rôle qu'on leur attribue, celui d'épouvantails (sous-entendu "vous êtes la fange", vous devez lui faire sentir qu'il peut être votre égal si vous le décidez) ?
On pourrait se dire que c'est une simple manifestation de l'individualisme moderne. Mais allons plus loin...
LE CADRE POUR LES HOMMES, ILS DOIVENT Y DEMEURER A TOUT PRIX
Nous esquissions précédemment une description des cadres du film et nous l'interprétions. Qu'il s'agisse des objets ou des institutions, c'est à dire, qu'il s'agisse d'être assujetti à un cadre physique ou d'honorer un cadre symbolique, la mise en scène l'exprime bien, ainsi que le comportement des individus. De plus, les deux types de cadre s'intervertissent sans problème: on peut très bien dans Tokyo Sonata honorer une voiture (comme le montre le regard de la mère) et être physiquement convulsé par son travail ou bien l'absence de travail (quand le père se rend compte qu'il n'arrive plus à sourire). Je voudrais préciser que la voiture n'est pas comme la mallette du père: les deux sont importantes et respectées. Mais si la mallette représente l'intégrité de la vie du mari, la voiture est plus qu'une représentation, plus que la représentation du fait que tout va bien dans la famille (en admettant qu'il lui ait achetée). La voiture est un bel objet, un objet resplendissant. Comme nous le disions précédemment, les cadres mettent très bien en valeur les objets, et celui de la peugeot 206cc (la décapotable) dans le parking du supermarché le fait tant et si bien qu'il pourrait s'agir d'un plan d'un clip publicitaire. On peut donc en conclure sans grand mal que, dans Tokyo sonata, le respect dû aux objets, l'admiration des objets, de même que celui des institutions, est prégnant.
Au contraire, il en est tout autrement pour les habitants de ces décors, qui sont aussi les utilisateurs de tous ces objets manufacturés et les "souscripteurs" de ces institutions. Qu'en est-il donc des habitants de Tokyo?
Comme je l'ai dit plus haut, les personnages font ce qu'ils peuvent pour tenir un rôle. C'est à dire que les institutions sont là pour leur donner une place, ou, si l'on veut voir les choses de façon moins téléologique, ils se sont organisés au sein d'institutions et il ne semble y en avoir aucunes pour les remplacer, donc ils doivent faire ce qu'ils peuvent pour y rester, en trouvant une place dans leurs rouages. Ils font vraiment ce qu'ils peuvent, ici, pour trouver une place ou bien pour la conserver au sein de leur famille ou d'une autre institution: le père cache la vérité sur son emploi perdu; l'ex-copain de classe du père utilise une fonction peu courante de son téléphone portable et simule des appels professionnels pour cacher qu'il est au chômage, au personnage principal mais également à sa propre famille (sa femme et sa fille); le grand fils s'empresse de se chercher une nouvelle place (dans l'armée américaine) où il se sentirait utile (utilisé par une institution); le jeune fils qui après avoir dit la vérité préfère s'emmurer dans le silence et trouver du réconfort auprès de la musique et de l'amitié d'un fugueur; la mère qui sourit sans cesse et tient la maison toujours rangée jusqu'à ce qu'elle se trouve kidnappée et abandonne l'idée de se faire sauver en voyant son mari partir en courant (elle choisit alors sans doute de devenir fugitive, par transfert avec le criminel, et amante); la famille de l'ex-copain de classe du père fait aussi comme si de rien n'était; le kidnappeur, avant de devenir cambrioleur, a cherché à monter sa propre boite de serrurerie.
Mais chacun se trouve à un moment donné comme "remué" (je renvoie à la chanson "Comment certains vivent" de Dominique A, dans l'album "remué", pour entendre une illustration sonore de cette humeur).
...
MAIS CHACUN EST REMUé ET N'ARRIVE PAS A S'EN CACHER
L'homme est ainsi fait qu'il ne peut s'empêcher, au moment où tout devait bien fonctionner, "comme sur des roulettes", de foutre en l'air le travail de la technologie, de l'architecture, de l'industrie, des institutions. L'homme se montre sans cesse irrationnel... :
- Mettez le père de famille au chômage. Obligé de ne pas faiblir vis-à-vis de sa famille (c'est bien), il ne pourra s'empêcher de frapper son fils quand celui-ci lui adressera ses états d'âme; il ne pourra échapper au doute quand, chanceux d'avoir retrouvé un travail au supermarché en tant qu'agent de nettoyage, malgré une rétrogradation de son statut social et professionnel, il se trouvera une enveloppe pleine d'argent qu'il pourrait sans dommage mettre dans sa poche (et en faire profiter sa famille) ou bien la mettre bien sagement aux objets trouvés.
- Punissez le fils pour avoir participé (stupidement) à la circulation d'un document dont le sujet ne concerne pas la leçon de son professeur, interdisez-lui de faire du piano, qui pourrait le déconcentrer de son travail scolaire en créant une lubie peu rentable pour sa vie sociale présente et future, et vous constaterez qu'il arrêtera de confesser par la suite ses mensonges et ses fautes, voire qu'il s'emmurera dans le silence quand l'agent de police l'interrogera, comme si ce dernier lui voulait du mal.
- Donnez à un agent de police un enfant qui est accusé d'avoir resquillé une place dans un bus de la vie, et vous constaterez que cet agent de police ne saura pas faire la différence entre un enfant et un adulte, et lui appliquera l'accusation et la punition de "Resquilleur majeur". Les co-détenus majeurs ne diront rien non plus, ne protesteront pas ni n'aideront le jeune garçon à supporter sa réclusion. A croire que ces pauvres hères ne sont pas capables de réagir avec discernement et ne savent que se morfondre...
- Non content de mentir par omission à ses parents, l'enfant pourra aller jusqu'à jouer d'un beau clavier ROLLAND blanc mais défectueux, donc EN SILENCE, alors qu'il s'avérera finalement être un élève véritablement doué, et même doué de génie, selon le professeur qui le suit et le connait très bien...
......... etc... etc... jusqu'à ce cambrioleur pris de convulsions, incapable de "reprendre ses esprits"...
- EN SILENCE, joue le jeune garçon car il ne peut s'exprimer, il ne peut exprimer ses sentiments et il est si comprimé par tout ça qu'il n'en subsiste que des bruits de touches de plastique frappées!!!!
Tout ce qui précéde est ironique, bien sûr: j'ai de la compassion pour ces personnes (s'il est juste d'avoir de la compassion pour des personnages de fiction). La réalité c'est qu'ils ne peuvent pas encaisser et qu'ils se comportent de façon non raisonnable. Ils sont l'élément étrange qui dépareille avec le décor, quand ils n'arrivent plus à faire semblant, quand ils n'arrivent plus à se tenir. Ou bien, si on prend le film d'un point de vue humain, c'est le cadre, les institutions, qui sont étranges, tellement froids. A se demander quel être humain a pu un jour penser que les êtres humains pourraient un jour essayer d'y coller totalement, jusqu'au design des objets, poli et donc fait pour épouser leurs mains et leurs corps, comme si un être humain (vivant) était capable d'épouser un objet manufacturé/formaté (mort, car isolé de son auteur, conçu pour être aveugle à son utilisateur et ne jamais être changé par lui).
Un ami à moi m'a écrit hier que ce qu'il avait retenu de ce film, c'est que: "seule la beauté peut nous sauver", faisant allusion à la séquence finale. C'est clair. La beauté (dans l'art) aura ici été ce qui permet au fils de communiquer enfin tout ce qu'il avait au fond de son coeur. Mais je dirais aussi que cela participe d'un mouvement général. Tout le film jusqu'au mouvement final n'aura fait que montrer des gens qui subissent leurs humeurs, leur sensibilité, leurs sentiments, au lieu de les assumer. Bien ancrés dans un cadre formaté, au coeur d'un système, ils n'ont pu rester "RAISONNABLES", ils n'ont su se calmer, ils n'ont pu arrêter de douter, certains sont morts (comme le père de famille ayant emporté sa femme avec lui dans son suicide) et d'autres ont failli y passer (comme le père).
On aura vu, dans la séquence finale, après que toute la famille, chacun à son niveau (sauf le jeune fils) se soit réconcilié avec son amour (l'épouse), ses désirs (le grand fils) ou ses besoins (le mari), que les spectateurs dans la salle témoignent tous de cette recherche. Personne ne moufte, personne ne l'ouvre. Aucune manifestation de joie, rien qui échappe à la monotonie raisonnable de leur attitude quotidienne, si ce n'est leur silence et leur regard, leur curiosité et leur vibration, tous regroupés autour du petit garçon faisant l'expérience de l'expression de ses sentiments, tous comme tendus vers le soleil en quête de quelque chose de décidément invisible mais aussi décidément irrévocable.
"All flowers in time bend towards the sun", comme le chantait Jeff Buckley...
Rien ne peut révoquer les émotions d'un être humain, aucune institution, aucun objet, pas même le cinéma ou la publicité qui parfois enferment l'homme dans son devenir à coups de tableaux béats et de destinées idéales. Rien ne change explicitement à la fin de Tokyo Sonata, mais s'il nous montrait ce qu'est la délivrance d'une famille, nous lui en voudrions pour nous avoir enfermé dans une vision idéale de ce que peut être la délivrance.
Et c'est tout le problème que pose le cinéma. Mais c'est une autre histoire...