Avec Tom à la ferme, l’œuvre de Xavier Dolan se confronte aux limites de son propre habitus. Ce quatrième long-métrage marque le glissement de son cinéma citadin vers la ruralité. Cependant, le cinéaste québécois n’essaye pas d’en copier les codes, il se joue de cet antagonisme criant. Dès les premières images, c’est toute la filmographie léchée de Dolan qui parcourt les paysages pastoraux dans une voiture bercée par la musique populaire de Kathleen Fortin, « Les moulins de mon cœur ». Dans ce nouvel environnement, l’alter ego de Dolan, Tom, est complètement isolé et bouscule par son corps en mouvement l’immobilité des cadres et des décors. Sa lente immersion conduit à sa première rencontre avec un autre corps, celui d’Agathe (Lise Roy) – la mère de Guillaume, le petit-ami défunt de Tom. Par un habile jeu de cadre, Dolan fait disparaître son personnage derrière une cloison, la fondant dans cet intérieur paysan, et laisse Tom comme le seul élément étranger de l’image. Ne cherchant pas à réaliser un petit précis de la vie à la ferme, l’œuvre se veut la confrontation de deux entités (rurale, citadine) qui apprendront, à la manière des livres pour enfants au titre simpliste dont s’inspire Tom à la ferme, à coexister.
L’expatriation du cinéma de Dolan engendre une modification des codes même de son cinéma. Ses habitudes formelles issues d’un microcosme arty-bourgeois ne peuvent s’appliquer à ce monde agricole qu’il doit maintenant dompter. De ce déracinement naissant du drame originel de l’intrigue, Tom à la ferme tire une violence et un déchirement qui installent les caractéristiques du thriller psychologique. En conservant quelques reliques esthétiques de son cinéma (des ralentis aux plan-séquence suivant la marche des personnages), le cinéma de Xavier Dolan s’imprègne de celui d’Alfred Hitchcock. Du maître britannique, il reproduit et réinvente deux scènes mythiques : la douche de Psychose (1960) et la course dans le champ de maïs de La Mort aux trousses (1959). À l’instar de ces deux séquences, le cinéaste québécois repose ses effets sur un lien ténu entre tension et corporéité. C’est dans le corps de Tom, dans son rapport à la chair – la sienne comme celle des autres – que se joue Tom à la ferme. Flirtant avec les passions, le cinéma de Dolan se focalise sur les moments d’exaltation dans lesquels les personnages cessent d’être des citoyen.ne.s régi.e.s par des conventions et des codes sociaux.
La force du Dolan est ne pas utiliser les confrontations comme un moyen didactique d’expliquer le récit. Les protagonistes n’existent que dans une temporalité présente, réglée par une mise à mal physique, qui proscrit toutes explications du passé. Tom à la ferme part d’une situation initiale simple : Guillaume est mort, son petit-ami Tom se rend à son enterrement auprès de sa famille, les Longchamps, dont la mère ignore son existence. Francis (Pierre-Yves Cardinal) – le frère aîné – maintient l’illusion de l’hétérosexualité de son frère par le biais d’une copine fictive : Sarah. Agathe, la mère, désespère de l’absence de cette dernière pourtant présent(e). Cette ignorance mutuelle entre les personnages, que partage le spectateur, entraîne rapidement une suite des mensonges. Tom à la ferme devient alors un micro-théâtre où les personnages usent de faux semblants pour correspondre aux directives du violent Francis s’octroyant le costume du metteur en scène. La complexité de la position de Tom entraîne chez ce dernier une sorte de délire schizophrénique : il est Tom, la véritable Sarah ; il doit être Tom, l’ami de Guillaume. Une schizophrénie qui se complexifie lorsqu’il prend progressivement la place de Guillaume – s’installant dans sa chambre, portant ses vêtements et devenant un membre fictif de la famille Longchamps. Le personnage de Tom pose la question de la frontière entre acteur et personnage, entre être et paraître.
Or, la fascination malsaine de quatrième long-métrage de Xavier Dolan réside encore ailleurs : dans la relation ambiguë qui se noue entre Tom et Francis. Une confrontation, sur fond de masochisme, qui oscille entre violence et séduction toxique. Francis décide, Tom exécute. La partition des rôles est définie dès la première scène qu’ils partagent lorsque dans la nuit Francis étrangle Tom afin que ce dernier ne fasse pas tomber la supercherie mise en place depuis des années. Cette relation n’aurait pu être qu’un simple va-et-vient violent entre des personnages monolithiques, mais elle se complexifie au contact de l’identité trouble de Tom. Francis modifie alors son comportement suivant le rôle que joue Tom : de la violence pour ce corps étranger qui menace un secret ; de la bienveillance pour ce substitut de « Guillaume » ; et de l’attirance pour Tom en tant que corps homosexuel. À partir d’une sublime séquence de tango, Tom à la ferme bascule vers une réflexion sur le refoulement. Les non-dits sont comblés par une tension sexuelle, voire sentimentale, qui synthétise les frustrations de Francis. La violence, comme moyen d’expression, devient alors la réponse à une vision machiste dans laquelle Francis se complaît – devenu le seul « homme » de la maison suite au départ de Guillaume. Tom à la ferme est une danse masochiste, autant physique que morale, se nourrissant de l’instabilité psychologique de l’ensemble de ses protagonistes.
Tom à la ferme démontre la grandeur du cinéma de Xavier Dolan et sa capacité à se transfigurer. Dénonciation de l’homophobie ordinaire, cette adaptation de la pièce éponyme de Michel Marc Bouchard (2009) invoque sa propre noirceur pour troubler et enchevêtrer les identités. Dans ce brouillard, seules pèsent l’intolérance et l’incommunicabilité.