(Je vous invite à lire cette critique après avoir vu le film, elle contient bon nombre de spoilers et de détails dévoilés, mélangés les uns aux autres !)



La fissure



C’est avec un sentiment d’extrême confusion que nous ressortons de Toni Erdmann. Puis après, viens le vide. Puis la mélancolie, profonde, en sortant de la salle de cinéma. Le coeur broyé, comme compressé, face à un film qui pourtant, avançait insidieusement, tranquillement, avec sa photographie glacée et son ironie, certaine.


C’est un sentiment indicible de tristesse, qui nous prend tout entière, lors de cette derrière image, gros plan silencieux sur le visage de cette femme, froide et distante, et pourtant infiniment bouleversante. C’est petit à petit qu’elle se dévoile, mise à nue d’elle-même et de son propre corps - au sens propre comme au figuré. C’est peu à peu qu’elle déballe sa justesse, qu’elle se déploie, tout en parcimonie. Parce qu’au départ, c'était simplement cette femme froide et distance.
Lors de cette derrière image, dentier aux dents usées mis en bouche, attendant que le vieux père vienne la photographier, elle a perdu tout trace d’artificialité. Sa retenue est devenu un non-sens, elle se dévoile le temps d’une image. Elle-même, retenue dans sa frêle grâce, mais souriant, d’un rire cynique, triste, dépecé, à bout de souffle. Epuisée par la vie qu’elle vient de vivre.


Alors insidieusement, le film nous broie de l’intérieur, méticuleusement. Par la suite encore, c’est face au générique de fin, sur le morceau Plainsong de The Cure (intensifiant le sentiment diffus de mélancolie) que le film s’arrête là où il a commencé. C’est-à-dire avec une simplicité bien trop grande, qui ne dit rien mais qui dit tout. Le spleen de l’existence. La mélancolie qui accapare les êtres humains lorsqu’ils s’arrêtent pour réfléchir sur eux-mêmes.
"Es-tu heureuse ?" demande le père à sa fille. Elle ne dit rien, reste avec son orgueil dans les poches, son sérieux à vivre, sa froideur d’être, sa gravité. Sa muraille comme une protection contre le vide intérieur de l’existence. Son travail comme une protection contre le spleen. Mais on ne peut rien au spleen. On ne peut rien contre la mélancolie de l’existence humaine, celle qui accapare l’être humain pour le laisser en lambeaux, seul dans la vie.


Etre grave. Garder le visage de celle qui assiste tous les jours à des enterrements. Garder le sérieux de la vie, baisser la tête lorsque son vieux père, ours bougon, clown décalé et loufoque, tente de la faire rire, la faire sourire.


C’est une muraille de glace. Elle avance dans la vie avec gravité, avec le sérieux d’une petite fille qui s’est trompée de vie, avec la froideur d’une reine qui avance mécaniquement à travers l’existence. "Es-tu heureuse ma fille ?". Elle vit comme à l’encontre de cette question, déroutante et déconcertante, qui pourrait en un rien de temps, la faire basculer vers l’échec. Le personnage est comme un refus d’elle-même, un refus de voir, de croiser sa propre introspection. Un refus d’elle-même, alors elle choisit la gravité afin de nier sa propre individualité, sa propre humanité, son moi intérieur si précieux à l’existence.



L'ours...



Le père lui, avance avec la maladresse d’un ours en peluche, c’est Balou l’ours du Livre de la jungle, qui voudrait bien pouvoir chanter à sa fille en face de lui « Il en faut peu pour être heureux », mais qui nage, comme sa fille. Lui, c’est en plein dans la confusion qu’il nage, la maladresse, la sincérité à vivre. Alors il passe son temps à faire de l’humour, comme pour ramener le sourire sur le visage froid et impassible de sa fille. Ridicule, décalé, humain au milieu des autres, au milieu de la gravité sérieuse de ceux qui ne vivent pas, mais qui passent leur temps à se pavaner comme des paons, il attend d’ouvrir son sourire éclatant aux fausses dents émaciées et ridicules, lui donnant un faux air d’ivrogne mal rasé, grisonnant dans son vieillissement à vivre.
Un ours fragile et décalé, à la chaleur rentrée dans le naturel de son allure.


Tous deux ont la maladresse diffuse de ceux qui tentent de vivre. Le père est, lui, comme un enfant qui n’a jamais grandi. Qui joue à jouer, et c’est probablement pour ainsi se nier lui-même comme se nie sa fille. Se nier pour permettre à sa fille d’exister. S’effacer comme pour donner une renaissance à sa progéniture.
Paumés, ils tentent de faire avec ce qu’ils sont, c’est-à-dire pas grand chose, trois fois rien, deux êtres humains posés simplement là dans la vie, face au fil de l’existence. C’est un scénario qui peut sembler stéréotypé par son affreuse simplicité : le personnage du bon-vivant qui change la vie de son entourage, ici sa fille. C’est ce type de scénario, très schématique, qu’on peut retrouver dans un film tel que La Mélodie du bonheur.



... et la cigogne



Alors afin d’oublier la question terrifiante du père humain trop humain, elle s’agite. Elle joue à vivre, glaciale, froide, métallique, longiligne comme un cygne, une cigogne blonde qui prend la vie avec froideur.


L’actrice, bouleversante d’ailleurs, est sidérante dans son jeu, tout en parcimonie, en retenue, en justesse. Au départ c’est un personnage incompréhensible, incompréhensible dans son comportement, si éloignée de la chaleur paternelle du père. On dirait une glace, un iceberg qu’on ne pourrait casser, si forte à l’extérieur mais si faible à l’intérieur. Ses sentiments sont une paroi de glace pourtant au bord de s’écrouler au moindre instant. Comme sa beauté de porcelaine près à se fracasser en deux, fracassée sa blonde blancheur, fracassées ses jambes frêles, ses seins petits, son corps mince et longiligne. Une sirène à la grâce froide et blanche, un cygne noir écorché, délaissé.


Même quand elle baise elle reste froide, une barricade sans émotion. C’est ce que nous montre cette scène de sexe à la crudité totalement inattendue, en plein milieu d’un film qui, jusqu’alors, avait la politesse d’un objet cinématographique qui ne déborde pas.
Alors, petit à petit, sans que rien ne nous explique pourquoi (seul cette question qui broie l’intérieur de la fille, insidieusement, en silence "Es-tu heureuse ?"), tout dérape.
C’est cette soirée habillée où elle se déshabille parce qu’elle n’arrive pas à remettre sa robe qui colle à la peau. Alors elle se balade, nue, à poil dans son appartement luxueux, elle ouvre nue aux invités à qui elle réplique "en fait c’est une soirée déshabillée".



Filmer le pathétique



Plus rien alors ne fait sens. Nue avec elle-même, avec les autres. Dépecée des parements mondains de sa vie tout entière.
Mais ce qui semble être au premier abord un fourre-tout de débordement scénaristique, est un non-sens qui prend finalement tout son sens. C’est l’absurde de situations où l’entendement a donné place aux gestes mécaniques. Un ras-le-bol de vivre ou la spontanéité prend le dessus. Ce sont simplement ces gestes dépourvus de sens, illustrant une sorte de sentiment inaltérable de désespoir. Comme l’affreuse spontanéité de Gena Rowlands dans Une femme sous influence, c’est ici un chaos de gestes absurdes, irréfléchis. Il y a, dans Toni Erdmann comme chez Cassavetes, cet espèce enchaînement de situations sans queue ni tête, qui agissent d’elles-mêmes, comme si elles n’étaient reliées à rien d’autre qu’à l’acte irréfléchi de vivre. Tout échappe à l’intellect. C’est une sorte de folie, une destruction inconsciente, sans finalité, un chaos qui n’a pas de but : simplement un acte qui est ce qu’il est, c’est-à-dire rien.
C’est l’absurdité de la vie humaine quand plus rien ne fait sens, quand tout est dépecé, inéluctablement lié à la chute. C’est là que vient le rire, désespérant. L’histoire de clowns tristes. C’est l’existence dans ce qu’elle a de plus tristement pathétique.



Sens dessus dessous



Le film n’explique rien, mais montre simplement à voir. Montre par les sens le psychisme d’une femme qui se dérègle peu à peu, dans un non-sens qui ne vient pas tout de suite au spectateur (c'est encore l’infime contraire d’une figure émotionnelle à la Gena Rowlands, complètement échouée dans ses affects intérieurs, raz-de-marrée d’émotivité).
Non, ici, tout déborde avec classe, un verre de champagne dans chaque mains. Les larmes ne débordent pas, les sourires restent pincés, crispés, les regards glacés, les visages poudrés. Les mains serrées, les réunions modelées, les conversations sucrées, faussées.
Aucune explication donc, mais simplement des faits. Parce que tout échappe à tout le monde, spectateurs comme personnages. On ne connait rien des intentions du père, simplement en vacances rendre visite à sa fille. Pourquoi se comporte-il de la sorte, pourquoi choisit-t-il le jeu, la pitrerie, le déguisement comme une tentative d’approche envers sa fille, si éloignée de lui, socialement comme émotionnellement ? Pourquoi encore, décide-t-elle subitement de se montrer nue à ses collèges de travail et de choisir de ne pas se rhabiller ? Tout ça, le film ne le dit pas, mais de toute façon, qu'y a-t-il a dire ? Maren Ade à compris qu’il n’y a pas besoin d’explications aux actes inintelligibles de l’existence. Que l’art, le cinéma, n’ont pas besoin d’être compris, mais doivent au contraire être sentis, par les sens, et rien d’autre.


L’abîme mélancolique d’un Cassavetes rejoint ainsi Toni Erdmann, film sensible et sobre. Le film de Maren Ade, de par son évidente froideur, rejoint pourtant à 100 % la loufoquerie, la tendresse d’un John Cassavetes, humain jusqu’aux os. C’est encore en filmant la vie dans ce qu’elle a de plus tristement pathétique, dans une sorte de folie désespérante, et profondément mélancolique, que les deux cinéastes se rejoignent et se complètent. Une chute vers le bas, vers l’abîme du monde. Le ridicule, la misère comiquement humaine de l’existence.



Décomplexer l’existence



Lorsque la fille s’est libérée (enfin), mise à nue dans le monde, un autre phénomène se passe : une créature (déguisée, à poil, comme les autres), c’est le père, qui est soudainement devenu d’une imposante magnificence : géant de poil, animal en fourrure gigantesque, gargantuesque, spectaculaire. C’est le père qui, finalement, passe sa vie à se déguiser comme pour assister ici à la mise à nue de sa propre fille. A poil, qu’ils sont, tous, littéralement, dans un sens intrinsèquement concret. L’incarnation en ours géant, c’est en fin de compte ce que le personnage du père est à l’intérieur, un être doux et attachant.


Images glacées, photographie léchée, classique, classieuse, semblant épouser l’entière pâleur de ce personnage de femme au bord du fil, Toni Erdmann est ce film qui écorche insidieusement l’âme du spectateur sans qu’il ne s’en rende compte. C’est après la réflexion diffuse que toute la beauté humaine vient s’imprégner en grand : la chaleur rencontrant la froideur, un père bronzé et une fille à la peau pâle comme la lune. Un père et une fille, une cigogne et un ours. C’est encore, au final, un père déguisé, et donc plongé en plein dans sa propre artificialité, lorsque, pourtant, il est le plus authentique de tout ceux qu’il rencontre. La fille au contraire, s'avère plus nue que jamais, dès lors brisée par la glace. Et le dentier final qu'elle ajoute entre ses dents, est comme un changement, la mise à nue intégrale de sa froideur, de tout ce qui lui a permis de ne pas être.


Le travail comme aliénation de l'être humain ? Maren Ade laisse les questions en suspend, et nous laisse, seule, avec cette image finale transfigurante de liberté. La fissure alors, mélancolie méticuleuse, indicible, fragile.
La fissure d'un film qu'il faudrait peut-être voir une deuxième fois pour bien comprendre tous ses enjeux, ses embouts, ses bouts de ficelles et ces morceaux d'étincelles. Parce qu'on pourrait continuer encore et encore tant le film s'avère truffé d'images.


La deuxième vision, à voir (supposément) ou pas.

Lunette

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