Toute la beauté et le sang versé : portraits de résistances américaines

Au Watershed encore une fois, petit cinéma bristolien, je suis allée voir la nouvelle réalisation de Laura Poitras, Toute la beauté et le sang versé. Dans ce film-documentaire sorti avec fracas, la réalisatrice offre une narration par fragments du combat de P.A.I.N contre l’industrie pharmaceutique Purdue Pharma, tenue par la famille Sackler et responsable de la crise des opioïdes aux Etats-Unis.

Alors qu’elle réalise coutumièrement des documentaires poignants, taillant en lame de couteau le visage acariâtre des coulisses de la société, son public, lui, ne s'habituera peut-être jamais à recevoir ses documentaires, tous ayant l’effet d’électrochocs.


Si dans Toute la beauté et le sang versé la réalisatrice s’attaque à la question aiguë des entreprises pharmaceutiques, elle le fait surtout en dépeignant la vie de Nan Goldin ; une vie représentée comme composition de photographies et de combats, l’avènement des deux étant intimement liés et s'entremêlent pour s’offrir de meilleures résonances.

Photographe et activiste américaine, Nan Goldin est une membre fondatrice du groupe de défense P.A.I.N, organisation fondée en 2017 en réponse à la crise des opioïdes et manifestant particulièrement contre la production et la distribution de l’Oxycontin par la société de la famille Sackler. Au début de ses engagements, Nan Goldin commenca à filmer les actions de P.A.I.N, quelques membres de l’organisation ayant pour ambition d’élaborer un documentaire donnant de la voix à leur combat. La réalisatrice Laura Poitras s’engage alors dans le projet, son documentaire devenant alors une œuvre réalisée à la fois à propos de et avec Nan Goldin.


A la croisée des chemins du documentaire et de la biographie, Toute la beauté et le sang versé s’apparente plutôt alors à une série de portraits : portrait de Goldin, portrait des enjeux et dynamiques de pouvoirs s’invitant dans la vie de Goldin, portrait d’une lutte contre Purdue Pharma après avoir que Goldin ait elle-même combattu une dépendance à l’oxycontin.

La réunion de ces deux femmes pour porter une seule voix a de facto une légitimité naturelle : Goldin comme Poitras sont des femmes artistes dont les œuvres et leurs publications relèvent continûment du risque, vis-à-vis des canons sociétaux qu’elles questionnent, et imposent un dévouement entier aux causes défendues. Toutes les deux en effet font parler dans leurs arts des voix mineures et montrent des corps saturés, blessés et rendus précaires par les voix des impérialismes américains. Poitras illustre ces thématiques à travers My Country, My Country (2006) où elle faisait entendre la voix du Docteur Riyadh al-Adhadh contre l’occupation américaine de l’Irak, ou encore via Citizenfour (2014), documentaire réalisé à propos et avec Edward Snowden ; et Goldin de part ses photographies des vies de membre de la communauté queer américaine, de sa sexualité, de vies atteintes par le virus du Sida et vivant au bord de la société, de sa vie familiale après le suicide de sa sœur souffrant de la non-considération des instances psychiatriques.


Toute la beauté et le sang versé parvient à réaliser alors deux choses : décrire le combat de PAIN contre la famille Sackler et proposer une œuvre d’art collaborative, dont la narration est une association questionnant les fondements de l’identité américaine, et ce qui compose l’unité d’une nation.

Toute la beauté et le sang versé témoigne ainsi du fait que les Etats-Unis se muent en piédestal pour favoriser l’enrichissement de sociétés telles que Purdue Pharma, à coups d’abus de pouvoir, d’une brutalisation psychologique féroce et balayant alors toute considération de justice. L'impérialisme de Purdue Pharma sur les corps malades, sur les esprits en proie à la dépendance et sur les lignes de fuite asphyxiées ne cesse d’être exploité pendant 121 minutes. Et les parallèles dressés avec les fragments de vie de Goldin, mise en portrait par Poitras, soulignent le fossé qui peut se creuser entre forces hégémoniques et les foyers de résistance locaux. En insérant dans la narration du documentaires des photographies prises par Goldin, alternant entre photos festives et plus intimes ou sombres, Poitras réussit à ramener au centre des considérations ce à quoi devrait ressembler cette société américaine qui brandit en mots d’ordre justice et liberté.


Toute la beauté et le sang versé rassemble alors en mosaïque logique des entretiens avec les membres de PAIN, des fragments de la documentation de Goldin sur sa propre vie, les visages responsables de la famille Sackler réagissant à des témoignages et plaintes lors de session organisée sur Zoom, des vidéos des actions de PAIN dans divers musés (Le Louvre, le MET, le Guggenheim Museum). Car le documentaire/portrait de Goldin et Poitras cherche également à visibiliser l’hypocrisie profonde du philanthropisme des Sackler, qui financaient beaucoup de musées et expositions, et dont le nom était alors gravé partout. A ce philanthropisme insidieux sont comparés les arts indépendants et courageux de Goldin et Poitras, éloignés des financements.

En plus d'être un reportage éclairant et pointu sur l’affaire des opioïdes, Toute la beauté et le sang versé réussit alors à questionner les composantes de l’identité d’une nation, et relève le défi de la représentation des combats sociaux et politiques par l’expression artistique. Récompensé du Golden Lion du festival de Venise, Toute la beauté et le sang versé, en sublimant la convergence de Goldin et Poitras, est une ode à la résistance.

inesgiraudet
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le 23 mars 2023

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