[Article contenant des spoils]
Dans un contexte difficile - l'occupation allemande à la fin de la seconde guerre mondiale -, Jiří Menzel choisit de nous conter l'apprentissage sexuel d'un jeune fraichement sorti de l'adolescence, dans un petit village engourdi de torpeur. Miloš (notons le prénom qui renvoie à son compatriote Forman), est une métaphore de Jiří Menzel en tant que cinéaste : inexpérimenté, tenant de faire son chemin, parfois en proie au découragement, ne sachant saisir les opportunités qui se présentent à lui, bataillant avec un milieu sclérosé. Mais passionné et vivant. Ainsi Menzel a-t-il déclaré :
« Il en est des tournages comme en amour. Si vous aimez vraiment quelqu’un, vous n’avez nul besoin de feindre quoi que ce soit, les choses se font naturellement. Et si en plus, vous êtes novice et inexpérimenté, vous n’avez pas conscience de tout ce qui peut déraper, vous n’avez pas peur et vous n’avez pas les poings liés par la terrible crainte de rater quelque chose. Vous pourrez vous comporter de façon maladroite, mais avec enthousiasme et, qu’on le veuille ou non, plus on vieillit, plus cet enthousiasme est remplacé imperceptiblement par des gestes routiniers. Tout comme en amour. Tant qu’on est jeune, on a beau être gauche, l’amour vrai et la passion compensent la maladresse. Plus tard, à l’âge adulte, on maîtrise la technique. Parfois même à la perfection, mais celle-ci ne saurait remplacer une passion véritable. »
Cette phrase résonne avec le film : lorsque Miloš demande à Hubička, son mentor en amour, de lui trouver une femme expérimentée, celui-ci lui rétorque que "ça doit venir naturellement". Mais Miloš est déterminé, et la vie mettra sur son chemin une belle blonde, libératrice. Au sortir de cette initiation, le voilà assuré et serein... ce qui lui sera fatal, Menzel dressant là un constat pessimiste pour la Tchécoslovaquie de 1967. Car, bien sûr, ce village et cette gare sont aussi une métaphore du pays sous le joug soviétique.
Pour évoquer cet apprentissage, Menzel fait le choix de suggérer plutôt que de montrer : on ne verra quasiment pas de corps dénudé, l'amour se passant le plus souvent hors champ, derrière une porte ou un rideau. Le film fourmille d'idées savoureuses : le fessier de la comtesse ondulant sur la croupe de son cheval ; un canapé dont les ressorts se brisent, faisant hurler le chef de gare frustré ; un crayon dans un décolleté ; un photographe à la main baladeuse ; une femme qui gave une oie en massant longuement son cou, image à la fois sensuelle et violente. Et puis, LA scène du film, celle des tampons, absolument délicieuse, d'un érotisme torride. Cette scène va déclencher un "procès", absurde, la victime étant plus que consentante. Mais c'est la morale tchèque, autant que l'honneur allemand (car le tampon allemand est celui qui a été déposé sur le postérieur charnu de la jeune fille), qui sont en cause ! Pendant ce temps, notre héros s'occupera de faire sauter un convoi, déflagration qui évoque bien sûr l'orgasme tant retenu tout au long du film : l'amoureuse Máša en est littéralement soufflée, et Hubička laisse éclater sa joie.
Il faut aussi évoquer Máša, la petite contrôleuse, incarnée par la craquante Jitka Bendová qui roule si bien des yeux. Aguicheuse, velléitaire, elle entend bien décoincer notre jeune puceau et l'invite à passer la nuit chez son oncle. Mais son amoureux ne peut se soustraire à la présence voisine du photographe égrillard. Echec, qui le renvoie à l'image de virilité imposée par son monde. D'où désespoir, tentative de suicide. Le jeune médecin qui le suit lui prodiguera des conseils "techniques" (ce qui renvoie là encore à la citation de Menzel sur le cinéma) pour éviter l'éjaculation précoce : penser à un match de foot ! Et trouver une initiatrice : c'est d'elle, la blonde résistante, que viendra le salut. On trouve encore le parallèle guerre-sexe lorsqu'elle donne une petite tape sur la main de Hubička qui tripote les circuits de la bombe, comme s'il lui avait mis une main aux fesses ! Le film est bourré de ce type de trouvailles. Notons au passage la liberté qu'incarnent les trois principaux personnages féminins : Máša la contrôleuse, Zdenka la télégraphiste, Viktoria la résistante. Toutes trois symbolisent l'émancipation possible d'une société figée dans le marbre. Comme les superbes Deep End et Le départ de Skolimowski, Trains étroitement surveillés évoque le désir de liberté d'une jeunesse soumise à la chape de plomb d'un régime totalitaire, représentée par le costume trop sérieux que porte Miloš au début du film. Ce sont aussi les moeurs qui sont étroitement surveillés bien sûr. Seul l'héroïsme permet d'en sortir, à ses risques et périls, semble nous dire Menzel.
Formellement, il y a aussi de très belles choses :
- Un train soulève un épais nuage blanc ; raccord sur un autre train qui s'efface, laissant apparaître le blanc de la neige.
- Miloš derrière un mur regardant le train des "infirmières" (ou des prostituées ?) ; gêné, il s'efface les pieds en crabe, façon Charlot (on sait que Menzel est un grand admirateur des burlesques) ; un peu plus tard, même décor avec des soldats, qui ne résisteront pas à l'appel de la chair.
- Le chef de gare frustré, obligé de tenir une pelote de laine, regardant par la fenêtre des toilettes (là est l'idée intéressante) pour savoir ce qu'il en est d'une jeune femme qu'il a tenté de conquérir (cette frustration se lit, aussi en miroir, chez sa femme qui gave une oie, dont on sent qu'elle est tenté par ce jeune homme qui vient naïvement lui demander de l'initier).
- Des éléments incongrus, comme la voiture des Allemands qui repart en arrière sur les rails, le chef de gare qui porte son costume en train de se faire sur mesure, le télégraphe qui évoque des bobines de cinéma.
A la fin du film, Miloš, refusant l'héritage de son profiteur oisif de père, se sera montré digne de son grand-père, cet hypnotiseur qui entendait arrêter les chars allemands par le regard - métaphore, là encore, du cinéma.
Voilà un film où il semble ne rien se passer, mais qui, à la réflexion, se révèle d'une grande richesse. Les Oscars 1967 ne s'y sont pas trompés. Il y a bien longtemps qu'ils ont cessé de récompenser un cinéma aussi artistique.