Si Martin Ritt a des thèmes de prédilection qu’on retrouve de films en films (les classes laborieuses, et un questionnement sur le déterminisme social), Traître sur commande semble à première vue se distinguer dans sa filmographie. Certes, le récit s’attache aux mineurs Pennsylvanie, peu de temps avant le 1er centenaire de la fondation des Etats-Unis, et pose la question essentielle d’un pays construit sur les inégalités sociales. Mais par l’ampleur de sa reconstitution, son recours à une musique assez hollywoodienne, ses détours par une romance attendue, la joliesse de ses décors et de son folklore, on peut, un temps du moins, se questionner sur sa capacité à garder la singularité qui fait l’œuvre du cinéaste.


Il n’en sera rien. Si le récit gagne effectivement en ambition dans sa dimension visuelle et spectaculaire (qu’on se réfère à ce titre à son ouverture consacrée à un attentat, dénuée de toute parole pendant un quart d’heure), c’est surtout au profit d’une construction narrative et argumentative à toute épreuve.


Le principe de l’infiltration par une taupe d’une bande d’activiste est un procédé éprouvé : il permet l’exposition de convictions, définit clairement les deux camps et excite l’omniscience du spectateur, partagé entre le suspense et le camp à choisir. Ici, Martin Ritt prend son temps pour définir clairement les enjeux, fidèle à son principe de l’immersion. Rien n’est donc véritablement gratuit dans sa trame narrative : l’histoire d’amour favorise le regard féminin sur la violence éternelle des hommes, tout comme le rôle du prêtre, ambivalent, est autant celui du sage qui exhorte à l’apaisement que d’un complice du pouvoir qui encourage la soumission. De la même manière, les regards portés sur la communauté (le vieux patriarche sur le point de mourir, par exemple) ont une visée quasi documentaire : en témoigne cette splendide séquence durant laquelle la caméra suit un wagon de charbon s’élever dans une tour avant de se déverser sur des rigoles triées par les pieds d’enfants ouvriers : la majesté d’un mouvement esthétique épouse ici parfaitement le didactisme engagé du réalisateur. Le même principe était déjà en vigueur sur la très belle séquence de fin d’Hombre.


La réussite tient aussi dans l’exigence avec laquelle les personnages sont trempés. Le duo entre Sean Connery et James Harris dépasse ainsi largement le binôme traditionnel du bandit et du flic infiltré. De nombreux échanges (qui s’étendent d’ailleurs aux personnages secondaires, notamment dans l’histoire d’amour qui prend une tournure de plus en plus substantielle) dérivent ainsi vers un questionnement plus ample qu’on croirait sorti du théâtre engagé du XXème siècle : qu’est-ce que l’engagement ? Qu’attendre de la vie, si l’accepter, c’est se soumettre au fond d’une mine ? Quelle valeur accorder à la violence lorsqu’on la subit soi-même ?


Le personnage de James Harris se retrouve ainsi à la croisée de deux extrémismes : celui du résistant, jusqu’auboutiste qui donnera un sens à son existence par son sacrifice, et celui de sa hiérarchie policière qui encourage les excès pour pouvoir prendre les suspects en flagrant délit. La place raisonnable du dialogue et de la concession semble donc intenable.


En cela, le pessimisme qui gangrène le dénouement est d’un éclat singulier : la logique scénaristique et humaniste conduit le spectateur à espérer un revirement du policier, qui n’interviendra pas : Ritt refuse que l’indignation s’apaise à la faveur d’un réconfort éphémère : l’amitié ne vainc pas, l’amour s’effondre, et la potence vainc. Mais cette dernière offre au moins le panache d’un châtiment à l’homme de conviction, tandis que le traitre, lui, s’en ira, à l’air libre, dans la prison de ses remords.


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Sergent_Pepper
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le 5 août 2017

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Sergent_Pepper

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