Cas à part dans l’industrie cinématographique contemporaine, Danny Boyle a débarqué aux yeux du monde dans les 90’s, en s’affirmant très rapidement comme l’un des nouveaux prodiges de l’image, manipulateur de formes ayant fait entrer le septième Art dans une nouvelle ère, que l’on pourrait qualifier de « cinéma de la modernité », y insufflant un vent de fraîcheur qui aura inspiré toute une génération. Arrivé à peu près au même moment que David Fincher, les deux n’auront pourtant pas pris la même direction. Là où Fincher aura très vite acquis sa réputation de démiurge obsessionnel construisant chaque nouveau film comme une cathédrale, et dont l’Art a cette dernière décennie atteint un niveau d’épure inouï, le britannique a quant à lui eu plus de mal à se défaire de son image de pubard un peu clinquant, dont le cinéma mode aura bien du mal à passer les décennies. Et s’il faut bien admettre que certains de ses films ont pu prendre un petit coup dans l’aile (revoir Trainspotting aujourd’hui peut s’avérer une expérience assez déroutante), il existe dans sa filmographie quelques perles noires, incomprises à leur sortie, mais qui gagnent fortement à être revues aujourd’hui. Sorti de manière relativement discrète en 2013, Trance est sans doute l’exemple le plus frappant de l’Art Boylien, réunissant toutes ses obsessions formalistes en un geste d’une radicalité confinant quasiment à l’expérimental.
A partir d’un postulat de thriller à suspense somme toute assez convenu qui, réalisé par un tâcheron, aurait sans doute donné un banal thriller 90’s sans intérêt, le cinéaste décide de pousser tous ses curseurs esthétiques à fond, ne se souciant pas des éventuelles critiques à son encontre, livrant un geste de cinéma aussi démesuré qu’inconscient à l’aune des attentes d’un public moderne généralement peu sensible aux expériences sensitives de ce type. Pour la faire simple, le film raconte l’histoire d’un commissaire-priseur allié à un gang avec qui il orchestre le vol d’un tableau de Goya. L’opération se déroulant mal, il se retrouve inconscient suite à une altercation violente avec le chef du gang. A son réveil, il ne se souvient plus de l’endroit où il a caché le tableau et va donc entamer une thérapie par l’hypnose, qui le fera entrer au plus profond de lui-même et des ses tourments, dont certains auraient pourtant gagné à rester refoulés …
Comme dit plus haut, ce postulat à potentiel ludique aurait pu, entre de mauvaises mains, donner vie à l’un de ces thrillers mollassons comme il en fleurissait dans les nineties, certains honnêtes, mais en aucun cas le type de cinéma à faire preuve de beaucoup d’audace formelle ou thématique. Entre les mains d’un Boyle très inspiré, cela donne naissance à un thriller expérimental pop art, chaque plan semblant conçu pour repousser les limites techniques du précédent. En somme, il se fait plaisir et livre une œuvre ouvertement stylisée, voir maniériste, au risque de perdre de vue le sujet de base qui ne devient que prétexte à prouesses stylistiques à base de reflets et de filtres colorimétriques. Mais Danny Boyle n’est pas n’importe quel cinéaste et si ce type d’esthétique pourrait chez quelqu’un d’autre faire office de cache-misère, il s’agit chez lui de la base à un film conceptuel, où chaque idée scénique doit être signifiante par rapport à l’état d’esprit des protagonistes, particulièrement le principal incarné par un James McAvoy fiévreux, déjà adepte des performances borderlines.
S’il s’inscrit totalement dans ce que l’on appelle « films à twists », le résultat ira pourtant bien au-delà de cette simple appellation, l’issue important finalement moins que la manière d’y arriver. Les spectateurs qui cherchaient simplement un gentil thriller à suspense ont dont forcément du avoir du mal à circuler dans un film aux allures de détale mental, multipliant les couches de réalité, au point de plus savoir par instants s’il s’agit d’une projection due à l’hypnose, d’un souvenir quelque peu altéré, ou de la pure réalité. Tiens tiens, cela ne ferait-il pas penser à du Christopher Nolan ? Sauf que là où ce dernier n’aurait pu s’empêcher, avec pareil sujet, de théoriser à l’infini en oubliant de mettre le tout en scène, Boyle en rajoute à chaque instant, surchargeant chaque image de miroirs, et de détails qui feront sens à un moment ou un autre. Jeu de pistes rapidement vain pour peu que l’on ne soit pas sensible à la proposition, l’expérience s’avèrera jouissive pour les sens pour peu que l’on accepte d’y laisser la raison au vestiaire.
Soyons clairs, le climax, même si faisant sens à l’image, multiplie les invraisemblances qui auraient tendance, là encore, à mal passer l’étape de l’analyse chez quelqu’un d’autre, mais dont on accepte les outrances ici, car elles sont reliées de manière habile à tous les détails disséminés tout au long de l’œuvre. Monté de manière hypnotique (logique), rythmé par une bande son électrisante, et parsemé d’images choc et hallucinatoires, parfois grand guignolesques (une tête à moitié arrachée qui continue à parler), fortement sexué (difficile de se remettre de la vision de l’origine du monde toute personnelle de Boyle, avec sa nana de l’époque, à savoir la divine Rosario Dawson), le résultat passe plus que bien l’étape du revisionnage, car assumant totalement ses excès formels, qui en font un objet d’art avant toute chose. Les personnages semblent parfois errer dans des peintures vivantes, comme dans un bon vieux Argento, l’image numérique atteignant une profondeur quasiment palpable que seuls les grands stylistes comme lui ou Nicolas Winding Refn semblent pouvoir maîtriser.
Voilà pourquoi, au-delà de toute rationalité, il est permis d’atteindre la sidération devant un film fou comme il semble de plus en plus difficile d’en proposer sur grand écran, n’existant que par et pour sa mise en scène, exercice de style vaniteux tout autant que délice des sens pour les spectateurs qui accepteraient de s’y laisser aller. Ses images ensorcelantes restent en nous bien après l’apparition du générique de fin, et il n’est pas impossible d’en rêver la nuit. Tout ce que l’on devrait attendre d’un medium qui, entre des mains inventives, est loin d’avoir dit son dernier mot.