God said : kill me a son.
Le passage à la modernité n’est jamais une mince affaire. Les années 2000 auront vu certains réalisateurs ne plus se reconnaître ou parvenir à travailler dans cette décennie, du moins aussi bien qu’avant. Pour n’en citer qu’un, pensons à Brian De Palma, dont la transition n’a pas été des plus naturelles ou efficaces comme en témoignent Mission to Mars et surtout Femme Fatale, œuvres certes sous-estimées, mais reflétant terriblement l’échec d’un cinéaste à moderniser sa virtuosité, à l’inverse de son camarade Steven Spielberg.
Le cas Friedkin ne semble, à priori, pas si éloigné : après de très inégales années 90 (qu’on pourrait malheureusement représenter à travers Jade, thriller érotique opportuniste surfant sur la vague initiée par Basic Instinct), la décennie ne s’augure pas forcément sous les meilleurs auspices : si l’on reconnaît l’intelligence maniériste du metteur en scène dans la réalisation de L’Enfer du devoir, il n’en reste pas moins un film relativement bête et rétrograde dans l’ensemble. Fort heureusement, en s’emparant de Traqué, Friedkin renverse la situation et rentre plein-pot dans la contemporanéité grâce à ce survival sombre et pessimiste, profondément marqué par la patte de son réalisateur.
Partant originellement pour être une suite de la « saga » initiée par Le Fugitif, Traqué a évolué pour devenir une réadaptation moderne du survival américain des années 70/80, Rambo de Ted Kotcheff en tête de liste. Le film s’ouvre sur une citation de la chanson Highway 61 revisited de Bob Dylan, cette fois-ci narrée par la voix délicieusement caverneuse de Johnny Cash. D’emblée il se dégage un sentiment étonnant, un ressenti aux allures quasi-fantastiques programmant finalement l’un des thèmes-clés du film : la filiation. A nouveau, on se confronte à une œuvre programmatique.
A contrario de Rambo, qui, justement, ne l’évoquait que dans de furtifs flashbacks, Traqué prend le parti de dévoiler le fameux trauma dont est victime Benicio Del Toro, véritable machine de guerre humaine, au centre de la traque en question. A travers une introduction dont l’efficacité se paye au prix d’une subtilité aux abonnées absentes, Friedkin reprend des outils de la démesure Hollywoodienne préalablement aperçus dans L’Enfer du devoir. Si le schéma de cette présentation de personnage dans un prologue bien distinct rappelle L’Exorciste, on s’interroge un peu sur la nature chimérique d’un tel dispositif au sein de la carrière de Friedkin, avant que le film ne nous plonge dans sa réelle personnalité : un face à face viscéral dont les traces de sobriété détonnent par rapport à certaines attentes du genre.
Méthodiquement, la caractérisation est affutée mais ne reprend pas forcément les stéréotypes des précédents personnages Friedkieniens, gauches et antipathiques, qu’on finit néanmoins par les retrouver quelque peu dans Bug, mais surtout Killer Joe. Si Tommy Lee Jones rappelle évidemment son personnage de marshal du Fugitif, les différences se façonnent progressivement : l’enquêteur devient un prédateur. Un prédateur qui traque un autre prédateur, par ailleurs ; un professeur, son élève, de manière imagée, un père, son fils.
Dans l’avancement du récit, peu à peu, William Friedkin se réapproprie la commande Hollywoodienne. Les échanges froids des dialogues ne manquent pas, par ailleurs, de rappeler French Connection. Si les maladresses se font parfois ressentir, on y ressent surtout la démesure de l’auteur, son côté grande-gueule que finalement nous finissons par chérir. Les affrontements, eux, ne laissent aucun répit et figurent parmi les plus impressionnants du genre, tout en conservant un côté anti-spectaculaire dans leur traitement. Tous les coups sont permis jusqu’à proposer un combat à la stylistique peu commune.
L’univers dans lequel Friedkin façonne son film, aux allures parfois surréalistes, via ces teintes désaturées ou encore ces fameux flashbacks montés violemment en inserts, instaure un ton de règlement de compte biblique. De cette photo baveuse, aux antipodes des standards formels Hollywoodien, il parachève une vision convoitée depuis longtemps, ici synthétisée dans Traqué. La proposition est bien plus cohérente et intéressante que sa remasterisation extrêmement discutable du blu-ray de French Connection, à l’étalonnage significativement changé. Friedkin s’amuse ici avec les formes de la modernité jusqu’à demander même au compositeur Brian Tyler, nom honni de nos jours, compositeur-tâcheron des productions Marvel, une partition dissonante et anti-symphonique la plupart du temps, qui malgré quelques relents Hollywoodiens, offre des ambiances quasi-ésotériques foncièrement intéressantes.
On pourrait sans doute discerner dans Traqué une chasse entre William Friedkin et sa propre ombre, celle d’un réalisateur complètement obnubilé par une ambition sans limites, tantôt démente, tantôt grotesque. Loin d’être un basique commentaire modernisé de Rambo, la nature même des personnages, de leurs motivations et de leur sort est réinterprétée dans ce contexte d’une Amérique au trauma du 11 septembre encore frais. Pas de doutes, donc : l’ami Billy, fort de sa grande gueule, est bel et bien inscrit dans notre modernité. Amen on the highway 61.
L'article sur Cineheroes : http://www.cineheroes.net/retro-william-friedkin-traque-2003
La rétrospective William Friedkin : http://www.cineheroes.net/category/retro