Brebis égarée
Quel cinéphile avait déjà vu un film guatémaltèque avant de découvrir Ixcanul de Jayro Bustamante, qui a laissé un magnifique souvenir alors que l'oeuvre était (aussi) extrêmement exigeante ? Même...
le 3 mai 2019
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Tout y est pénible ou odieux et en fait un des films les plus étouffants, son et photo discrètement lugubres à l'appui. Il n'y a pas d'endroits où souffler, retrouver un peu de beauté, de chaleur innocente ou de raison froide ; le refuge de cet homme [traversé par l'entourage de son amant masseur] est trop miteux pour être charmant, l'ambiance trop relâchée et les relations trop stériles pour lui apporter une assise face à son univers normal et de naissance. Avec sa transgression romantique il devient le bouc-émissaire d'une famille de dégénérés de la haute ; on a une remarquable illustration que la richesse sert aussi à décupler l'aplomb de sa connerie et emballer avec plus d'éclat ou de ressources ses convictions – et ne chasse pas nécessairement la superstition (peut-être davantage liée aux caractères individuels [écrasés par le bain culturel] et à l'ampleur des pertes redoutées, qu'à l'absence d'aisance, de bonheur et de sécurité ?).
Ni béquilles fantaisistes ni haine de soi dans l'autre rive ; le serpent Francisco est exemplaire, assume la misère de sa situation, fait face aux pressions, reste lucide, quoique sans perspective ; il jouit de la liberté de l'individu nu, du prolo ou du bohémien, qui n'a pas ou plus de dette envers la famille ou l'ordre social, ou simplement la force de ne pas la respecter ; malheureusement, qu'on blâme la société pour sa situation précaire en supposant donc qu'obtenir mieux est envisageable, jusqu'ici, sa pauvreté a encore la marque de la fatalité. Francisco perdrait peut-être sa force s'il avait grandi comme Pablo – ou bien comme lui n'a-t-il fait qu'accepter son destin social, minable mais sans pression. Alors que du côté de Pablo, le compromis n'est pas possible pour des raisons religieuses, filiales, politiques ; la seule possible résistance à cette montée de lait collective, c'est un père a-priori raisonnable mais lâche. Incapable d'assumer le bon sens qu'il exprime avec dépit à son fils ('tu aurais dû cacher ce goût et tout se serait bien passé'), il laisse les émotifs et les prédateurs obscurcir le tableau. Quand il n'est pas simplement honteux ou terrifié, Pablo apparaît carrément comme un enfant ou un animal acculé. Comment pourrait-il en être autrement lorsqu'on est faible comme lui tandis que ce qui, chez des conservateurs plus pragmatiques et tout aussi matériellement anxieux, serait considéré comme des signes d'immaturité ou de laisser-aller, à déplorer en privé, tout en se retenant de saboter celui qui a déjà des enfants et n'étale pas dans sa vie ce jardin écœurant ; mais non, il faut donner à des futilités comparables à des égarements ludiques à risque une dimension terrifiante, faire de besognes et de sentiments dérisoires des affaires tragiques gommant tout un être, ou du moins quarante ans d'acquis ; il faut se comporter en babouins de culture hystérique et fanatisée ! Mais a-t-on vu un peuple produire autre chose en masse ?
En tête de la crétinerie auto-centrée la matriarche écœure [dès l'ouverture] en beuglant à travers la propriété que le ciel est en train de les punir – mais alors, le tremblement de terre aurait dû avoir lieu lors des 'exactions' de son garçon et pas simplement lors de la révélation ! Enfin après tout ce silence de Dieu devait se justifier, d'une façon que nous mortels ne saurions comprendre ! Aussi confuse que bavarde et pontifiante, la vieille jettera plus tard qu'il ne faut pas être anthropocentré (ou humaniste). Elle atteint le comble de la mesquinerie en se voulant pédagogue et miséricordieuse (sans rien altérer de sa position) envers son gendre ; cette condescendance mielleuse, cette charité formelle et sans effet (autre que s'afficher bon malgré l'abjection et les difficultés qu'on vous infligerait), cette bonne foi perverse rendent fou. Le (ré-)apprentissage de la normalité rend le climat plus ouvertement dégueulasse et grotesque, avec pour expliquer aux hommes ce qu'ils sont... une jolie BCBG glacée jouant le sergent et le leader charismatique. Que peut bien chercher un tel personnage auprès d'hommes qui lui échappent ? Souhaite-t-elle, comme tout spectateur raisonnablement constitué et éprouvé par cette séance, qu'un de ces homosexuels se repente physiquement et immédiatement ? Qu'il la remette à sa place qu'elle-même semble avoir perdue en se prenant pour un chevalier ou un maffieux assermenté ? Ou bien voit-on là une autre expression de matriarcat, essorant jusqu'au-bout le sexe pressé d'être fort mais jamais libre, ni fort hors des conventions du matriarcat ?
À l'inverse on voit la douleur légitime des femmes abusées (la collègue choquée et hostile suite à la mise à néant des flirts passés ; l'épouse entre deuil, amertume vengeresse mais sans initiative, rage geignarde de martyre et tentative de compréhension), qui se découvrent jouets d'une imposture – ou peut-être exagèrent la tromperie par orgueil ou jalousie – nous ne le saurons pas (le film fuit tout focus 'interne'), dans ce monde hystérique pas de place pour l’ambiguïté et si l'homme a dévié, il est sa déviance ; et s'il se corrige, il sera tout entier à sa délivrance – quoique placé sous surveillance, au cas où il ne tiendrait pas, c'est-à-dire n'arriverait plus à participer à ce mensonge à soi et mensonge collectif qui permet de conjurer le chaos qu'est la réalité. Bien sûr cet environnement religieux donne la nausée mais l'identité du culte est sans incidence ; bien sûr le film est engagé contre ce qu'il affiche, mais jamais il n'humilie ou nie la confiance dans leurs convictions de ces persécuteurs diversement actifs ou complaisants (politesse partagée par le dessin animé Wolfwalkers, admise pour mieux ridiculiser les imbéciles dans Red State) ; même quand la religion et la thérapie de conversion sont un commerce, elles paraissent justes et bonnes à leurs entrepreneurs. Ce mix de cynisme gestionnaire, terrien, de soumission à la culture et d'idéologie est assez vraisemblable pour qu'un évangéliste puisse trouver le film effectivement sordide, mais à cause de l'égarement de Pablo, tandis que sa famille et son Église ne font que tenter de réparer de façon appropriée.
Ou plutôt c'est ce qu'il pourra se dire avant le dernier sale quart-d'heure où le salut de l'âme est engagé – avec recours à la castration chimique ; car ces hommes pourraient produire des enfants avec leurs amants ? Car selon une logique astro-mathématique une fois sur cent milliards un petit prophète doit descendre par cette voie ? Forcément cet acte extrême n'est jamais discuté – seule la signature d'une décharge de responsabilité suggère que cette castration ne va pas de soi. Le non-dit plus terrible concerne la place des enfants ; s'il faut barrer la route à la progéniture d'homosexuels, que faire de celle déjà produite ? Comment la considérer ? La culpabilisation et le harcèlement se poursuivront naturellement et pèseront sur ces petites erreurs, pécheurs à retardement dont les désirs et sentiments ne pourront qu'être envisagés avec soupçon – car même s'ils devaient être 'sains' et donc héroïques compte tenu de leur passif, ils porteront le poison en eux. Ils pourraient n'être que des hétéros 'tolérants' d'une calme indifférence et accepter l'entrée dans l'ordre social, voire dans la famille, de non-hétéros, d'autant plus facilement que leur père, qui en fût, n'était pas si dépravé ni mauvais. Ce sens collectiviste de l'intimité prend une tournure concrète et immédiate dans ces rituels tactiques abondant lors des célébrations ; l’Église prend en charge vos besoins d'affection et d'approbation, comme ailleurs c'est l’État, l'entreprise ou 'l'asso'.
De quoi remettre en question la tentation de défendre absolument la liberté des adultes en mettant sur le même plan le 'choix' de la sexualité et le 'choix' de la corriger ; car si d'un point de vue individualiste, dans un environnement qui l'est autant, on peut décider que le sujet n'aura qu'à être courageux pour affronter l'adversité, ou bien que personne ne serait légitime à vouloir le retenir de rejoindre la 'normalité' (car son anormalité serait une voie de garage et de douleur) ; dans un contexte plus concentrationnaire, donc intrusif et à 'responsabilité partagée' de force entre membres d'une même famille ou d'un même groupe, cette légèreté libertaire revient à laisser prospérer l'aliénation des innocents. Bien sûr en France (co-producteur de ce film guatémaltèque) la question ne se pose pas, ou pas pour le moment si nous sommes dans la queue de comète du progrès précédant l'ouverture d'une période restrictive, où il faudra bien des dévoyés à châtier pour expliquer que les choses aient mal tournées – or l'européen est lunatique.
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Créée
le 29 juin 2022
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