Drowning by Numbers est une promenade cinématographique tout à fait sidérante, transformant notre regard de spectateur en celui d'un observateur acharné. C'est le film d'une certaine stimulation artistique, oeuvre que les contempteurs pourraient qualifier à juste titre d'onanisme intellectuel. Peter Greenaway livre un objet redoutablement complexe, unique et résolument plastique ; ludique au travers de son décompte de 1 à 100, vecteur essentiel du récit qui place la lecture du film sous le signe de la contrainte. Les plans de ce conte perfide et caustique, superbement mis en lumière par le grand Sacha Vierny, sont à appréhender comme des tableaux à part entière, allant de la nature morte à la mise en abîme ( l'incroyable Children's Games de Pieter Bruegel est explicitement cité à plusieurs reprises par le cinéaste ). Lire les images en fonction d'une certaine géométrie, d'un certain sens, disséquer le cadre avec un soin algébrique... telle pourrait être l'ambition salutaire du spectateur de Drowning by Numbers.
Le film est dense jusqu'au malaise, impliquant que l'on y revienne plusieurs fois pour mieux le décortiquer, l'analyser, le contempler. Fable tenant lieu dans le Suffolk britannique Drowning by Numbers se compose d'une dizaine d'espaces symboliques ayant pour similitude la fonction de terrain de jeu. Les nombres, disséminés dans le décor, s'ajoutent à la complexité d'une narration en voix-off relatant de nombreuses règles folkloriques. Pictural et singulier le film de Greenaway est à considérer comme une gigantesque ludothèque allant de l'allégorie au rébus, du jeu de l'oie au saute-mouton, de la peinture au numéro...
Le registre de l'oeuvre est trouble, souvent ironique, parfois doux-amer, volontairement élitiste. Greenaway signe avec Drowning by Numbers une oeuvre très représentative de son cinéma : une oeuvre de l'Art pour l'Art dans laquelle barbarie et civilisation se côtoient dans l'opulence visuelle et le raffinement musical ( la composition de Michael Nyman, inspirée de Mozart, est magnifique dans son évocation tumultueuse de la noyade ). Le flegme de Bernard Hill et la distinction de Joan Plowright confèrent au métrage un panache supplémentaire, baignant dans une curieuse intrigue de meurtre, de sexualité, de convoitise et de frustration... Il s'agit d'une oeuvre généreuse dans sa portée, cinématographiquement exquise et spirituellement élevée de par son ambigüité. Le chef d'oeuvre de Peter Greenaway.